Шарль Бодлер - Цветы зла
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CIII
LE CRÉPUSCULE DU MATIN
La diane chantait dans les cours des casernes,Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisantsTord sur leurs oreillers les bruns adolescents;Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge,La lampe sur le jour fait une tache rouge;Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,Imite les combats de la lampe et du jour.Comme un visage en pleurs que les brises essuient,L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.
Les maisons çà et là commençaient à fumer.Les femmes de plaisir, la paupière livide,Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide;Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.C'était l'heure où parmi le froid et la lésineS'aggravent les douleurs des femmes en gésine;Comme un sanglot coupé par un sang écumeuxLe chant du coq au loin déchirait l'air brumeux;Une mer de brouillards baignait les édifices,Et les agonisants dans le fond des hospicesPoussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
L'aurore grelottante en robe rose et verteS'avançait lentement sur la Seine déserte,Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
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LE VIN
CIV
L'ÂME DU VIN
Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:"Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,Un chant plein de lumière et de fraternité!
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,De peine, de sueur et de soleil cuisantPour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
Car j'éprouve une joie immense quand je tombeDans le gosier d'un homme usé par ses travaux,Et sa chaude poitrine est une douce tombeOù je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
Entends-tu retentir les refrains des dimanchesEt l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?Les coudes sur la table et retroussant tes manches,Tu me glorifieras et tu seras content;
J'allumerai les yeux de ta femme ravie;À ton fils je rendrai sa force et ses couleursEt serai pour ce frêle athlète de la vieL'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
En toi je tomberai, végétale ambroisie,Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,Pour que de notre amour naisse la poésieQui jaillira vers Dieu comme une rare fleur!"
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CV
LE VIN DES CHIFFONNIERS
Souvent, à la clarté rouge d'un réverbèreDont le vent bat la flamme et tourmente le verre,Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeuxOù l'humanité grouille en ferments orageux,
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,Butant, et se cognant aux murs comme un poète,Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,Épanche tout son cœur en glorieux projets.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes,Terrasse les méchants, relève les victimes,Et sous le firmament comme un dais suspenduS'enivre des splendeurs de sa propre vertu.
Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,Éreintés et pliant sous un tas de débris,Vomissement confus de l'énorme Paris,
Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux
Se dressent devant eux, solennelle magie!Et dans l'étourdissante et lumineuse orgieDes clairons, du soleil, des cris et du tambour,Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!
C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivoleLe vin roule de l'or, éblouissant Pactole;Par le gosier de l'homme il chante ses exploitsEt règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
Pour noyer la rancœur et bercer l'indolenceDe tous ces vieux maudits qui meurent en silence,Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil;L'homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!
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CVI
LE VIN DE L'ASSASSIN
Ma femme est morte, je suis libre!Je puis donc boire tout mon soûl.Lorsque je rentrais sans un sou,Ses cris me déchiraient la fibre.
Autant qu'un roi je suis heureux;L'air est pur, le ciel admirable…Nous avions un été semblableLorsque j'en devins amoureux!
L'horrible soif qui me déchireAurait besoin pour s'assouvirD'autant de vin qu'en peut tenirSon tombeau; — ce n'est pas peu dire:
Je l'ai jetée au fond d'un puits,Et j'ai même poussé sur elleTous les pavés de la margelle.— Je l'oublierai si je le puis!
Au nom des serments de tendresse,Dont rien ne peut nous délier,Et pour nous réconcilierComme au beau temps de notre ivresse,
J'implorais d'elle un rendez-vous,Le soir, sur une route obscure.Elle y vint! — folle créature!Nous sommes tous plus ou moins fous!
Elle était encore jolie,Quoique bien fatiguée! Et moi,Je l'aimais trop! Voilà pourquoiJe lui dis: Sors de cette vie!
Nul ne peut me comprendre. Un seulParmi ces ivrognes stupidesSongea-t-il dans ses nuits morbidesÀ faire du vin un linceul?
Cette crapule invulnérableComme les machines de ferJamais, ni l'été ni l'hiver,N'a connu l'amour véritable,
Avec ses noirs enchantements,Son cortège infernal d'alarmes,Ses fioles de poison, ses larmes,Ses bruits de chaîne et d'ossements!
— Me voilà libre et solitaire!Je serai ce soir ivre mort;Alors, sans peur et sans remord,Je me coucherai sur la terre,
Et je dormirai comme un chien!Le chariot aux lourdes rouesChargé de pierres et de boues,Le wagon enragé peut bien
Écraser ma tête coupableOu me couper par le milieu,Je m'en moque comme de Dieu,Du Diable ou de la Sainte Table!
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CVII
LE VIN DU SOLITAIRE
Le regard singulier d'une femme galanteQui se glisse vers nous comme le rayon blancQue la lune onduleuse envoie au lac tremblant,Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante;
Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur;Un baiser libertin de la maigre Adeline;Les sons d'une musique énervante et câline,Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,Les baumes pénétrants que ta panse fécondeGarde au cœur altéré du poète pieux;
Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,— Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.
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CVIII
LE VIN DES AMANTS
Aujourd'hui l'espace est splendide!Sans mors, sans éperons, sans bride,Partons à cheval sur le vinPour un ciel féerique et divin!
Comme deux anges que tortureUne implacable calenture,Dans le bleu cristal du matinSuivons le mirage lointain!
Mollement balancés sur l'aileDu tourbillon intelligent,Dans un délire parallèle,
Ma sœur, côte à côte nageant,Nous fuirons sans repos ni trêvesVers le paradis de mes rêves!
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FLEURS DU MAL
CIX
LA DESTRUCTION
Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon;Il nage autour de moi comme un air impalpable;Je l'avale et le sens qui brûle mon poumonEt l'emplit d'un désir éternel et coupable.
Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,La forme de la plus séduisante des femmes,Et, sous de spécieux prétextes de cafard,Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.
Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,Haletant et brisé de fatigue, au milieuDes plaines de l'Ennui, profondes et désertes,
Et jette dans mes yeux pleins de confusionDes vêtements souillés, des blessures ouvertes,Et l'appareil sanglant de la Destruction!
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CX
UNE MARTYRE
DESSIN D'UN MAÎTRE INCONNUAu milieu des flacons, des étoffes lamées Et des meubles voluptueux,Des marbres, des tableaux, des robes parfumées Qui traînent à plis somptueux,
Dans une chambre tiède où, comme en une serre, L'air est dangereux et fatal,Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, Sur l'oreiller désaltéréUn sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve Avec l'avidité d'un pré.
Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre Et qui nous enchaînent les yeux,La tête, avec l'amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose; et, vide de pensers,Un regard vague et blanc comme le crépuscule S'échappe des yeux révulsés.
Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandonLa secrète splendeur et la beauté fatale Dont la nature lui fit don;
Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe, Comme un souvenir est resté;La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe, Darde un regard diamanté.
Le singulier aspect de cette solitude Et d'un grand portrait langoureux,Aux yeux provocateurs comme son attitude, Révèle un amour ténébreux,
Une coupable joie et des fêtes étranges Pleines de baisers infernaux,Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges Nageant dans les plis des rideaux;
Et cependant, à voir la maigreur élégante De l'épaule au contour heurté,La hanche un peu pointue et la taille fringante Ainsi qu'un reptile irrité,
Elle est bien jeune encore! — son âme exaspérée Et ses sens par l'ennui mordusS'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée Des désirs errants et perdus?
L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante, Malgré tant d'amour, assouvir,Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante L'immensité de son désir?
Réponds, cadavre impur! Et par tes tresses roides Te soulevant d'un bras fiévreux,Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides Collé les suprêmes adieux?
— Loin du monde railleur, loin de la foule impure, Loin des magistrats curieux,Dors en paix, dors en paix, étrange créature, Dans ton tombeau mystérieux;
Ton époux court le monde, et ta forme immortelle Veille près de lui quand il dort;Autant que toi sans doute il te sera fidèle, Et constant jusques à la mort.
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