Simenon, Georges - Au Rendez-vous des Terre-Neuvas
Et elle rit ! Un rire déplaisant ! Elle fixait la jeune fille qui était devenue pourpre !
— Cela fait combien, garçon ? questionnait Buzier, pressé d’en finir.
— Nous avons le temps ! Remettez la même chose, garçon ! Et vous m’apporterez des cacahuètes…
— Il n’y en a pas.
— Vous irez m’en chercher. Vous êtes payé pour ça, je pense ?…
Deux autres tables étaient occupées. Les regards convergeaient vers le nouveau couple qui ne pouvait passer inaperçu. Maigret était soucieux. Sans doute avait-il envie de mettre fin à cette scène qui risquait de mal tourner ?
Mais, d’autre part, il avait le télégraphiste devant lui, il le tenait tout palpitant sous son regard.
C’était passionnant comme une dissection. Le Clinche ne bougeait pas. Il n’était pas tourné vers la femme, mais il devait la voir quand même confusément à sa gauche, il devait apercevoir en tout cas la tache rose de son chemisier.
Ses prunelles étaient fixes, d’un gris terne. Et une main, posée sur la table, se fermait lentement, lentement comme les tentacules d’un animal marin.
On ne pouvait rien prévoir encore. Allait-il se lever, s’enfuir ?… Allait-il se précipiter vers celle qui parlait toujours ?… Allait-il…
Non ! Rien de tout cela ! C’était autre chose, de cent fois plus impressionnant. Ce n’était pas seulement sa main qui se refermait. C’était tout son être. Il se ratatinait. Il se repliait sur lui-même.
Ses yeux devenaient du même gris que son teint.
Il ne bougeait pas. Respirait-il ? Pas un frémissement. Pas une crispation. Mais cette immobilité de plus en plus complète qui devenait hallucinante.
— Cela me rappelle un autre amant, qui était marié et qui avait trois enfants…
Marie Léonnec qui, elle, était pantelante, but son chocolat d’une haleine pour se donner une contenance.
— …C’était l’homme le plus passionné de la terre… Des fois, je refusais de le recevoir et il sanglotait sur le palier, au point que tous les locataires se payaient une pinte de bon sang… « Ma petite Adèle, ma mignonne adorée…» Toute la lyre, quoi !… Un dimanche, je le rencontre qui se promenait avec sa femme et ses gosses. J’entends sa femme qui questionne :
— Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?…
— Et lui, gravement :
— Sûrement une poule !… Rien qu’à la façon ridicule dont elle s’habille…
Et elle riait. Elle posait pour la galerie. Elle guettait l’effet de son attitude sur les visages.
— Il y a quand même des gens qui n’ont pas beaucoup de nerfs…
Son compagnon essaya à nouveau de la faire taire, en lui parlant à voix basse.
— Et puis zut, toi !… Est-ce que tu aurais les foies ?… Je paie mes consommations, pas vrai ?… Je ne fais de mal à personne !… Par conséquent, on n’a rien à me dire… Et ces cacahuètes, garçon ?… Vous apporterez encore un kummel…
— Si nous allions…, dit Mme Maigret.
Il était trop tard. Adèle était lancée. On sentait qu’en cas de départ elle ferait n’importe quoi pour provoquer le scandale, coûte que coûte.
Marie Léonnec regardait fixement la table, les oreilles pourpres, les yeux brillants, la bouche entrouverte par l’angoisse.
Quant à Le Clinche, il avait fermé les paupières. Et il restait là, aveugle, les traits figés. Sa main était toujours sur la table, inerte.
Jamais encore Maigret n’avait eu l’occasion de le détailler de la sorte. Le visage était à la fois très jeune et très vieux, comme il arrive souvent chez les adolescents qui ont eu une enfance pénible.
Le Clinche était grand, plus grand que la moyenne, mais les épaules n’étaient pas encore celles d’un homme.
La peau, trop peu soignée, était piquetée de taches de rousseur. Il ne s’était pas rasé ce jour-là, ce qui mettait des reflets blonds sur le menton et sur les joues.
Il n’était pas beau. Il n’avait pas dû rire souvent dans sa vie. Par contre, il avait beaucoup veillé, beaucoup lu, beaucoup écrit, dans des chambres sans feu, dans sa cabine cahotée par l’océan, à la lueur de mauvaises lampes.
— Moi, au fond, ce qui me dégoûte, c’est de voir que les gens qui la font à l’honnêteté ne valent pas mieux que nous…
Adèle s’impatientait. Elle était prête à lancer n’importe quoi pour arriver à ses fins.
— Les jeunes filles, par exemple, qui jouent les oies blanches et qui vous courent après un homme comme aucune grue n’oserait le faire…
Le patron de l’hôtel, du seuil, avait l’air d’interroger ses clients du regard, comme pour savoir s’il devait intervenir.
Maigret ne voyait plus que Le Clinche, en gros plan. La tête s’était un peu penchée en avant. Les yeux ne s’étaient pas ouverts.
Mais des larmes giclaient une à une des paupières closes, écartaient les cils, hésitaient, zigzaguaient sur les joues.
Ce n’était pas la première fois que le commissaire voyait pleurer un homme. C’était la première fois qu’il était empoigné à ce point, peut-être à cause du silence, de l’immobilité de tout le corps.
Il n’y avait que ces perles fluides à vivre chez le télégraphiste. Tout le reste était mort.
Marie Léonnec n’avait rien vu. Adèle allait continuer à parler.
Alors, une seconde plus tard, Maigret eut une intuition. La main posée sur la table venait de se desserrer insensiblement. L’autre était dans la poche.
Les paupières s’entrouvrirent, d’un millimètre à peine, de quoi laisser filtrer une parcelle de regard. C’était Marie que ce regard allait chercher.
À l’instant même où le commissaire se levait une détonation éclatait, tout le monde s’agitait à la fois dans un vacarme de cris et de chaises remuées.
Le Clinche ne bougea pas tout de suite. Seulement son buste pencha insensiblement vers la gauche, sa bouche s’ouvrit dans un râle léger.
Marie Léonnec, qui avait eu de la peine à comprendre, car on n’avait pas vu d’arme, se jetait sur lui, lui serrait les genoux, la main droite, se retournait, affolée.
— Commissaire !… Qu’est-ce que ?…
Maigret seul avait tout deviné. Le Clinche avait un revolver dans sa poche, un revolver trouvé Dieu sait où, car il n’en possédait pas le matin à sa sortie de prison.
Et c’était de sa poche qu’il avait tiré ! C’était la crosse qu’il étreignait pendant de longues minutes tandis qu’Adèle parlait, tandis qu’il fermait les yeux, qu’il attendait, qu’il hésitait peut-être.
La balle avait dû l’atteindre au ventre ou au côté. On voyait le veston brûlé, déchiqueté à hauteur de la hanche.
— Un docteur !… La police !… criait-on quelque part.
Un docteur, il en arriva un, en maillot de bain, car il était sur la plage à cent mètres à peine de l’hôtel.
Au moment où Le Clinche allait tomber, on l’avait soutenu. On le portait dans la salle à manger. Marie suivait le cortège, comme une folle.
Maigret n’avait pas eu le temps de s’occuper d’Adèle ni de son amant. Au moment où il pénétrait dans le café, il l’aperçut soudain, livide, vidant un grand verre contre lequel ses dents claquaient.
Elle s’était servie elle-même. Elle avait encore la bouteille à la main. Elle remplit le verre une seconde fois…
Le commissaire ne s’en inquiéta pas davantage, mais il garda l’image de ce visage blême au-dessus du corsage rose et surtout de ces dents qui cliquetaient sur le cristal.
Il n’aperçut pas Gaston Buzier. On fermait la porte de la salle à manger.
— Ne restez pas ici… disait le patron à ses clients. Du calme !… Le docteur désire qu’on ne fasse pas trop de bruit.
Maigret poussa l’huis, trouva le médecin agenouillé. Mme Maigret retenait la jeune fille frénétique qui voulait absolument se précipiter vers le blessé.
— Police…, souffla le commissaire au médecin.
— Vous ne pourriez pas faire sortir ces dames ?… Il faudrait le déshabiller et…
— Oui…
— J’aurais besoin de deux personnes pour m’aider… On devrait déjà téléphoner pour une ambulance…
Il était toujours en maillot de bain.
— Grave ?…
— Je ne peux rien dire avant d’avoir sondé la plaie… Et vous vous rendez compte…
Oui ! Maigret se rendait compte, en voyant cette chose atroce, chairs et vêtements mélangés…
Sur les tables, les couverts étaient dressés pour le dîner. Mme Maigret sortait, entraînant Marie Léonnec. Un jeune homme en pantalon de flanelle disait timidement :
— Si vous permettez que je vous aide… Je suis élève en pharmacie…
Un rayon de soleil oblique, tout rouge, frappait une vitre et c’était si aveuglant que Maigret alla fermer la persienne.
— Voulez-vous lui soulever les jambes ?…
Il se souvenait de ce qu’il avait dit à sa femme, l’après-midi, paresseusement installé dans un fauteuil-hamac, en suivant des yeux la silhouette dégingandée qui, près de la silhouette plus petite et plus vive de Marie Léonnec, évoluait le long de la plage.
— Un oiseau pour le chat…
Le capitaine Fallut était mort tout de suite en arrivant. Pierre Le Clinche, lui, s’était débattu, longtemps, farouchement, peut-être encore quand il avait les yeux clos, une main sur la table, une autre dans la poche, et qu’Adèle parlait, parlait pour la galerie.
8
Le marin ivre
Il était un peu moins de minuit quand Maigret sortit de l’hôpital. Il avait attendu de voir le brancard sortir de la salle d’opération porteur d’une grande forme blanche.
Le chirurgien se lavait les mains. Une infirmière rangeait les instruments.
— On essaiera de le sauver ! répondit-on au commissaire. L’intestin est perforé en sept endroits. Ce qu’on peut appeler une sale blessure ! Nous avons mis de l’ordre dans tout ça…
Et il désignait des baquets pleins de sang, de coton, des désinfectants.
— Je vous jure qu’il y avait un sacré travail dessus…
Ils étaient tous d’excellente humeur, médecins, aides et infirmières. On leur avait apporté un blessé aussi mal en point que possible, crasseux, le ventre ouvert et brûlé tout ensemble, avec des lambeaux de vêtements incrustés dans les chairs.
Or, c’était un corps tout propre que le brancard venait d’emmener. Et le ventre était soigneusement recousu.
Le reste viendrait après. Peut-être Le Clinche reprendrait-il ses sens, peut-être pas ? À l’hôpital, on ne cherchait pas à savoir qui il était.
— Il a vraiment des chances de s’en tirer ?
— Pourquoi pas ? On a vu plus vilain que ça pendant la guerre…
Maigret avait téléphoné aussitôt à l’Hôtel de la Plage, afin de rassurer Marie Léonnec. Maintenant il s’en allait, tout seul. La porte de l’hôpital se refermait derrière lui avec un bruit d’instrument bien graissé. C’était la nuit, une rue déserte, des petites maisons bourgeoises.
Il n’avait pas fait dix pas qu’une forme se détachait du mur, que le visage d’Adèle se montrait dans la clarté d’un réverbère, que sa voix hargneuse questionnait :
— Il est mort ?…
Elle avait dû attendre des heures. Ses traits étaient tirés et les accroche-cœurs de ses tempes avaient perdu leur courbe.
— Pas encore ! répondit Maigret sur le même ton.
— Il va mourir ?…
— Peut-être que oui… peut-être que non…
— Vous croyez que je l’ai fait exprès ?
— Je ne crois rien du tout…
— …Parce que ce n’est pas vrai…
Le commissaire marchait toujours. Elle le suivait et pour cela elle devait marcher très vite.
— Au fond, avouez que c’est sa faute…
Maigret feignait de ne même pas l’écouter, mais elle s’obstinait, têtue.
— Vous savez très bien ce que je veux dire… À bord, c’est tout juste s’il ne parlait pas de m’épouser… Puis, une fois à terre…
Elle ne se décourageait pas. Elle semblait poussée par un besoin impérieux de parler.
— Si vous croyez que je suis une mauvaise fille, c’est que vous ne me connaissez pas… Seulement, il y a des instants… Écoutez-moi, monsieur le commissaire… Il faut quand même que vous me disiez la vérité… Je sais ce que c’est une balle… Surtout à bout portant, dans le ventre… On lui a fait la laparotomie, n’est-ce pas ?…
On sentait qu’elle avait traîné les hôpitaux, entendu parler les médecins, fréquenté des gens qui n’en étaient pas à leur premier coup de revolver.
— Est-ce que l’opération a réussi ?… Il paraît que cela dépend du repas que l’on a fait avant…
Ce n’était pas de l’angoisse violente. C’était une âpre obstination que rien ne rebutait.
— Vous ne voulez pas me répondre ?… Et pourtant vous avez bien compris, vous, pourquoi je rageais comme ça tout à l’heure… Gaston, c’est un voyou, et je ne l’ai jamais aimé… Tandis que l’autre…
— Il est possible qu’il vive ! articula Maigret en regardant la fille dans les yeux. Mais, si le drame de Océan n’est pas éclairci, cela n’en vaudra pas mieux…
Il attendait un mot, un tressaillement. Elle baissa la tête.
— Naturellement, vous croyez que je sais… Du moment que les deux hommes étaient mes amants… Et pourtant, je vous jure… Non ! Vous ne connaissez pas le capitaine Fallut… Alors, vous ne pouvez pas comprendre… Il était amoureux, bien sûr. Il venait me voir au Havre… Et une passion comme ça, à son âge, lui tapait un peu sur le cerveau… Mais cela ne l’empêchait pas d’être un homme minutieux en tout, très maître de lui, maniaque à force d’aimer l’ordre… Je me demande encore comment il a accepté que je me cache à bord… Mais, ce que je sais, c’est qu’à peine au large il le regrettait et qu’à force de le regretter il s’est mis à me détester… Son caractère a tout de suite changé…
— Pourtant le télégraphiste ne vous avait pas encore vue !
— Non ! Ce n’est que la quatrième nuit, je vous l’ai déjà dit…
— Vous êtes sûre que Fallut était déjà d’humeur bizarre avant cela ?
— Pas autant, peut-être ! Après, il y a eu des jours où c’était hallucinant, où je me demandais s’il n’était pas vraiment fou…
— Et vous n’avez pas la moindre idée de la raison de cette attitude ?…
— Non !… J’y ai pensé… Des fois je me disais qu’il y avait un secret entre lui et le télégraphiste… J’ai même pensé qu’on faisait de la contrebande… Ah ! on ne m’y reprendra pas à m’embarquer sur un bateau de pêche !… Pensez que cela a duré trois mois… Pour finir comme ça !… Un qui est tué à l’arrivée… L’autre qui… C’est vrai qu’il n’est pas mort, n’est-ce pas ?…
Ils avaient atteint les quais et la jeune femme hésitait à avancer.
— Où est Gaston Buzier ?
— À l’hôtel… Il sait bien que ce n’est pas le moment de m’ennuyer et que je le plaquerais pour un oui ou pour un non.