Simenon, Georges - Maigret
Ils passaient devant Cageot, qui en profita pour saluer le directeur de la PJ.
— C’est vous qui m’avez fait convoquer, monsieur le directeur ?
Il était midi. La plupart des inspecteurs étaient partis déjeuner ou étaient en mission. Le long couloir était presque vide. Devant sa porte, le chef serra la main de Maigret.
— Que voulez-vous que je vous dise, moi ? Tout ce que je peux faire, c’est vous souhaiter bonne chance.
Et il alla prendre son manteau et son chapeau, jeta un dernier regard dans le bureau où l’interrogatoire se poursuivait, s’engagea enfin dans l’escalier après avoir lancé à Cageot un regard maussade.
Maigret était à cran. Jamais il n’avait été étouffé à ce point par une sensation d’impuissance. Sur deux chaises voisines, Cageot et Louis étaient assis, patients et quiets, et tous deux s’amusaient de ses allées et venues.
Dans le bureau d’Amadieu, on entendait un calme murmure de voix. Questions et réponses se succédaient sans fièvre. Le commissaire, comme il l’avait promis, suivait le plan tracé par Maigret, mais sans rien y ajouter, sans s’y intéresser.
Philippe était en prison ! Mme Maigret attendait le facteur avec impatience.
— Belle journée, monsieur ! dit soudain Cageot à son voisin Louis.
— Belle journée. Les vents sont à l’est, répliqua celui-ci.
— On vous a convoqué aussi ?
Il parlait pour Maigret, avec une intention flagrante de persiflage.
— Oui. Je crois qu’on veut me demander un renseignement.
— C’est comme moi. Quel commissaire vous a appelé ?
— Un nommé Amadieu.
Comme Maigret le frôlait au passage, Cageot entrouvrit la bouche dans un rire insultant, et soudain il y eut un réflexe brutal, impossible à maîtriser. La main de Maigret s’était écrasée sur la joue du Notaire.
C’était la gaffe ! Mais elle était amenée par une nuit sans sommeil, par mille humiliations successives.
Tandis que Cageot restait sidéré par la brutalité de l’attaque, Louis se levait, saisissait Maigret par un bras.
— Vous êtes fou ?
Allaient-ils se battre dans les couloirs de la Police judiciaire ?
— Qu’est-ce qui se passe ?
C’était la voix d’Amadieu, qui venait d’ouvrir sa porte.
Il était impossible, à voir les trois hommes haletants, de ne pas comprendre, mais le commissaire, comme s’il ne se doutait de rien, prononça avec calme :
— Voulez-vous entrer, Cageot ?
Une fois de plus, on avait fait pénétrer les autres témoins dans le bureau voisin.
— Asseyez-vous.
Maigret était entré à son tour et restait debout contre la porte.
— Je vous ai demandé parce que j’ai besoin de vous pour identifier certains individus.
Amadieu pressa un timbre. On fit entrer Audiat.
— Connaissez-vous ce garçon ?
Alors Maigret sortit en claquant la porte et en poussant un juron sonore. Il était près de pleurer. Cette comédie le révoltait.
Audiat ne connaissait pas Cageot. Cageot ne connaissait pas Audiat ! Ni l’un ni l’autre ne connaissait Eugène ! Et il en serait ainsi jusqu’au bout ! Quant à Louis, il ne connaissait personne !
Amadieu, qui les interrogeait, marquait un point à chaque nouvelle dénégation ! Ah ! on se permettait de déranger ses petites habitudes ! Ah ! on prétendait lui apprendre son métier ! Il resterait poli jusqu’au bout, car c’était un homme bien élevé, lui ! Mais on verrait quand même !
Maigret descendait l’escalier terne, traversant la cour, passait devant la puissante auto d’Eugène.
Il y avait du soleil sur Paris, sur la Seine, sur le Pont-Neuf étincelant. L’air tiède fraîchissait brusquement dès qu’on passait dans un pan d’ombre.
Dans un quart d’heure ou dans une heure, les interrogatoires seraient terminés. Eugène prendrait place au volant, à côté du Marseillais. Cageot hélerait un taxi. Chacun s’en irait de son côté après un échange d’œillades.
— Sale bête de Philippe !
Maigret parlait tout seul. Les pavés défilaient sous ses semelles. Il ne savait pas où il allait. Soudain il lui sembla qu’une femme qu’il croisait détournait la tête comme pour n’être pas reconnue. Il s’arrêta, aperçut Fernande qui hâtait le pas. Quelques mètres plus loin, il la rejoignait et lui saisissait le bras avec une brutalité involontaire.
— Où allez-vous ?
Elle parut affolée et ne répondit pas.
— Quand vous a-t-on relâchée ?
— Hier soir.
Il comprit que c’en était fini de la confiance qui avait régné entre eux. Fernande avait peur de lui. Elle ne pensait qu’à poursuivre sa route au plus vite.
— On vous a convoquée ? questionna-t-il encore en jetant un coup d’œil aux bâtiments de la Police judiciaire.
— Non.
Elle portait ce matin un tailleur bleu qui lui donnait l’air d’une petite bourgeoise. Maigret s’impatientait d’autant plus qu’il n’avait aucune raison de la retenir.
— Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ?
Il suivit le regard de Fernande, qui s’arrêtait sur l’auto bleue d’Eugène.
Il comprit. Il fut vexé comme un homme jaloux.
— Vous savez que, cette nuit, il a essayé de me tuer ?
— Qui ?
— Eugène.
Elle faillit dire quelque chose, mais se mordit les lèvres.
— Qu’est-ce que vous avez voulu répondre ?
— Rien.
Le planton les regardait. Là-haut, derrière la huitième fenêtre, Amadieu enregistrait toujours les témoignages concertés des cinq hommes. L’auto attendait, souple et claire, comme son propriétaire, et Fernande, le visage fermé, guettait le moment de s’en aller.
— Vous croyez que c’est moi qui vous ai fait boucler ? insista Maigret.
Elle ne répondit pas, détourna la tête.
— Qui vous a dit qu’Eugène était ici ? s’obstina-t-il en vain.
Elle était amoureuse ! Amoureuse d’Eugène avec qui elle avait couché pour faire plaisir à Maigret !
— Tant pis, grommela enfin celui-ci. Va, ma vieille !
Il espérait qu’elle reviendrait sur ses pas, mais elle se hâta vers la voiture et resta près de la portière.
Il n’y avait plus sur le trottoir que Maigret qui bourrait une pipe. Il ne put d’ailleurs pas l’allumer, tant il avait tassé le tabac.
VIII
Comme il traversait le hall de son hôtel, Maigret se rembrunit, car une femme se levait de son fauteuil d’osier et s’avançait vers lui, l’embrassait sur les deux joues avec un triste sourire, lui prenait la main qu’elle gardait dans la sienne.
— C’est épouvantable ! gémit-elle. Je suis arrivée ce matin et j’ai tant couru que je ne sais plus où je suis.
Maigret regardait sa belle-sœur qui lui tombait d’Alsace, et il avait besoin de s’habituer à cette vision, tant elle tranchait sur les images des derniers jours et de la matinée, sur la crue atmosphère dans laquelle il pataugeait.
La mère de Philippe ressemblait à Mme Maigret, mais, plus que sa sœur, elle avait gardé sa fraîcheur provinciale. Elle n’était pas grasse, mais douillette ; son visage était rose sous les cheveux méticuleusement lissés, et tout en elle donnait une impression de propreté : ses vêtements noirs et blancs, ses yeux, son sourire.
C’était l’ambiance de là-bas qu’elle apportait avec elle, et Maigret croyait sentir l’odeur de la maison aux placards pleins de confitures, le fumet des petits plats et des crèmes qu’elle aimait préparer.
— Crois-tu qu’après cela il trouvera une place ?
Le commissaire ramassa le bagage de sa belle-sœur, qui était plus provincial encore qu’elle-même.
— Tu couches ici ? demanda-t-il.
— Si ce n’est pas trop cher…
Il l’emmena vers la salle à manger, où, quand il était seul, il ne mettait pas les pieds, car l’aspect en était austère et l’on n’y parlait qu’à voix basse.
— Comment as-tu découvert mon adresse ?
— Je suis allée au Palais de Justice et j’ai vu le juge. Il ne savait pas que tu t’occupes de l’affaire.
Maigret ne dit rien, fit la grimace. Il imaginait les litanies de sa belle-sœur : « Vous comprenez, monsieur le juge. L’oncle de mon fils, le commissaire divisionnaire Maigret… »
— Et alors ? s’impatienta celui-ci.
— Il m’a donné l’adresse de l’avocat. C’est rue de Grenelle. J’y suis allée aussi.
— Tu as fait toutes ces courses avec tes bagages ?
— Je les avais laissés à la consigne.
C’était effarant. Elle avait dû raconter son histoire à tout le monde.
— Si je te disais que, quand la photographie a paru dans le journal, Émile n’a pas osé aller à son bureau !
Émile, c’était son mari, qui avait les mêmes yeux myopes que Philippe.
— Chez nous, ce n’est pas comme à Paris. La prison, c’est la prison. Les gens se disent qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Est-ce que seulement il a un lit avec des couvertures ?
Ils mangeaient des sardines et des ronds de betteraves en buvant un petit vin rouge en carafe et, de temps en temps, Maigret faisait un effort pour échapper à l’obsession de ce déjeuner.
— Tu connais Émile. Il est très monté contre toi. Il prétend que c’est de ta faute si Philippe est entré à la police au lieu de chercher une bonne place dans une banque. Je lui ai répondu qu’il n’arrive que ce qui doit arriver. À propos, ta femme va bien ? Elle n’a pas trop de travail avec ses bêtes ?
Cela dura une grande heure, car, après déjeuner, il fallut prendre le café, et la mère de Philippe voulait savoir exactement comment est bâtie une prison et comment les gens y sont traités. Ils étaient tous les deux dans le salon quand le portier vint annoncer qu’un monsieur voulait parler à Maigret.
— Faites entrer !
Il se demandait qui cela pouvait être, et il fut plus qu’étonné en apercevant le commissaire Amadieu, qui salua Mme Lauer avec embarras.
— La maman de Philippe, prononça Maigret. Voulez-vous que nous montions chez moi ?
Ils gravirent l’escalier en silence. Une fois dans la chambre, le commissaire toussota, se débarrassa de son chapeau et du parapluie qu’il ne quittait jamais.
— Je croyais vous retrouver après l’interrogatoire de ce matin, commença-t-il. Vous êtes parti sans rien dire.
Maigret l’observait en silence, comprenait qu’Amadieu venait faire la paix, mais n’avait pas l’héroïsme de lui faciliter les premiers pas.
— Ces gens-là sont très forts, vous savez ! J’ai pu m’en rendre compte quand ils ont été confrontés tous ensemble.
Il s’assit pour se donner une contenance, croisa les jambes.
— Écoutez, Maigret, je suis venu vous dire que je commence à partager votre avis. Vous voyez que je suis franc et que je n’ai pas de rancune.
Mais le son de sa voix n’était pas tout à fait naturel, et Maigret sentit que c’était une leçon apprise et que son interlocuteur ne faisait pas cette démarche spontanément. Après les interrogatoires du matin, il y avait eu un conciliabule entre le directeur de la PJ et le commissaire, et c’était le directeur qui avait penché pour la thèse de Maigret.
— Maintenant, je vous demande : qu’allons-nous faire ? articula gravement Amadieu.
— Je n’en sais rien, moi !
— Vous n’avez pas besoin de mes hommes ?
Puis, soudain volubile :
— Je vais vous donner mon opinion. Car j’ai beaucoup réfléchi tout en interrogeant nos lascars. Vous savez que, quand Pepito a été tué, il était sous le coup d’un mandat d’amener. Nous avions appris qu’il y avait une quantité assez importante de drogue au Floria. C’est même pour empêcher qu’on déménage cette drogue que j’avais posté un inspecteur jusqu’au moment de l’arrestation, qui devait avoir lieu au petit jour. Eh bien ! la camelote a disparu.
Maigret n’avait pas l’air d’écouter.
— J’en déduis que, quand nous mettrons la main dessus, nous aurons en même temps l’assassin. J’ai bonne envie de demander au juge un mandat de perquisition et d’aller faire un tour chez notre Cageot.
— Ce n’est pas la peine, soupira Maigret. L’homme qui a réglé les détails de la confrontation de ce matin n’a pas gardé chez lui un colis aussi compromettant. La came n’est ni chez Cageot, ni chez Eugène, ni chez un autre de nos amis. À propos, qu’est-ce que Louis a déclaré au sujet de ses clients ?
— Il jure qu’il n’a jamais vu Eugène ni, à plus forte raison, joué aux cartes avec lui. Il croit qu’Audiat est venu plusieurs fois chercher des cigarettes, mais il ne lui a pas parlé. Quant à Cageot, s’il avait entendu son nom, comme tout le monde à Montmartre, il ne le connaissait pas personnellement.
— Ils ne se sont pas coupés, bien entendu ?
— Pas une seule fois. Ils se lançaient même des regards amusés, comme si cet interrogatoire eût été une partie de plaisir. Le patron était furieux.
Maigret retint mal un petit sourire, car Amadieu avouait qu’il avait deviné juste et que son revirement était dû au chef de la PJ.
— On pourrait toujours mettre un inspecteur derrière Cageot, reprit Amadieu pour qui les silences étaient pénibles. Mais il les sèmera quand il voudra. Sans compter qu’il a des protections et qu’il est capable de se plaindre de nous.
Maigret tira sa montre, qu’il contempla avec insistance.
— Vous avez un rendez-vous ?
— Bientôt, oui. Si cela ne vous fait rien, nous allons descendre ensemble.
En passant près du portier, Maigret s’informa de sa belle-sœur.
— Cette dame est partie il y a quelques minutes. Elle m’a demandé quel autobus elle devait prendre pour se rendre rue Fontaine.
C’était bien d’elle ! Elle voulait voir par elle-même l’endroit où son fils était accusé d’avoir tué Pepito. Et elle entrerait ! Elle raconterait son histoire aux garçons !
— On prend un verre à la Chope, en passant ? proposa Maigret.
Ils s’installèrent dans un coin et commandèrent du vieil armagnac.
— Avouez, risqua Amadieu qui tiraillait ses moustaches, que votre méthode est impossible à appliquer dans une affaire comme celle-ci. Nous en discutions tout à l’heure avec le patron.
Décidément, le patron s’intéressait bien à l’affaire !
— Qu’appelez-vous ma méthode ?
— Vous le savez mieux que moi. D’habitude, vous vous mêlez à la vie des gens ; vous vous occupez davantage de leur mentalité, et même de ce qui leur est arrivé vingt ans auparavant, que d’indices matériels. Ici, nous sommes en face de zèbres dont nous connaissons à peu près tout. Ils n’essaient même pas de donner le change. C’est à peine si, entre quatre yeux, Cageot nierait avoir tué.
— Il n’a pas nié.
— Alors, qu’allez-vous faire ?
— Et vous ?
— Je commencerai par tendre un filet autour d’eux, cela s’indique. Dès ce soir, ils seront suivis l’un comme l’autre. Il faudra bien qu’ils aillent quelque part, qu’ils parlent à des gens. On interrogera ceux-ci à leur tour, et…