Simenon, Georges - Laffaire Saint-Fiacre
Il regarda fixement le commissaire dans les yeux, articula :
— Et vous ?
Et, comme Maigret ne répondait pas :
— Car il y a un crime… Un crime que seule une crapule de la pire espèce a pu commettre… Un sale petit lâche !… C’est vrai que la justice ne peut rien contre lui ?… J’ai entendu parler de cela ce matin… Mais je vais vous dire une chose, commissaire, et je vous permets de la retenir contre moi… Cette petite crapule, quand je la tiendrai, eh bien ! c’est à moi, à moi tout seul qu’elle aura affaire… Et je n’aurai pas besoin de revolver ! Non, pas d’arme… Rien que ces mains-là…
L’alcool devait exagérer son exaltation. Il s’en aperçut, car il se passa la main sur le front, se regarda dans le miroir et s’adressa à lui-même une grimace moqueuse.
— N’empêche que, sans le curé, on me bouclait avant même les obsèques ! Je n’ai pas été très gentil avec lui… La femme de l’ancien notaire qui paie mes dettes… Qui est-ce ?… Je ne me souviens pas d’elle…
— La dame qui s’habille toujours en blanc… La maison qui a une grille à flèches dorées, sur le chemin de Matignon…
Maurice de Saint-Fiacre se calmait. Sa fièvre n’avait été qu’un feu de paille. Il commença à se verser à boire, hésita, avala le contenu de son verre d’un trait, avec une moue de dégoût.
— Vous entendez ?
— Quoi ?
— Les gens du pays qui défilent, là-haut ! Je devrais être là, en grand deuil, les yeux rouges, à serrer les mains d’un air accablé ! Une fois dehors, ils se mettent à discuter…
Et, soupçonneux :
— Mais, au fait, pourquoi, si, comme vous dites, la justice n’est pas saisie de l’affaire, restez-vous dans le pays ?
— Il pourrait y avoir du nouveau…
— Est-ce que, si je découvrais le coupable, vous m’empêcheriez de…
Les doigts crispés étaient plus éloquents qu’un discours.
— Je vous laisse, trancha Maigret. Il faut que j’aille surveiller le deuxième camp…
— Le deuxième camp ?
— Celui de l’auberge ! Jean Métayer et son avocat, qui est arrivé ce matin…
— Il a pris un avocat ?
— C’est un garçon prévoyant… Ce matin, les personnages se situaient ainsi : au château, vous et le curé ; à l’auberge, le jeune homme et son conseiller…
— Vous croyez qu’il a été capable ?…
— Vous m’excusez si je me sers ?
Et Maigret but un verre d’alcool, essuya ses lèvres, bourra une dernière pipe avant de partir.
— Bien entendu, vous ne savez pas vous servir d’une linotype ?
Un haussement d’épaules.
— Je ne sais me servir de rien… C’est bien le malheur !…
— Dans aucun cas vous ne quitterez le village sans me prévenir, n’est-ce pas ?
Un regard grave, profond. Et une voix grave et profonde :
— Je vous le promets !
Maigret sortait. Il allait descendre le perron quand un homme se trouva à côté de lui sans qu’il eût pu deviner d’où il venait.
— Excusez-moi, monsieur le commissaire… Je voudrais que vous m’accordiez quelques instants d’entretien… J’ai entendu dire…
— Quoi ?
— Que vous étiez presque de la maison… Votre père était du métier… Voulez-vous me faire l’honneur de prendre un verre chez moi…
Et le régisseur à barbiche grise entraînait son compagnon à travers les cours. Tout était préparé, chez lui. Une bouteille de marc dont l’étiquette annonçait l’âge vénérable. Des gâteaux secs. Une odeur de choux au lard venait de la cuisine.
— D’après ce que j’ai entendu dire, vous avez connu le château dans de tout autres conditions… Quand j’y suis arrivé, moi, le désordre commençait… Il y avait un jeune homme de Paris qui… C’est du marc qui date de l’ancien comte… Sans sucre, je suppose ?
Maigret fixait la table aux lions sculptés qui tenaient dans leur gueule des anneaux de cuivre. Et une fois encore il ressentit sa fatigue physique et morale. Jadis, il n’avait le droit d’entrer dans cette pièce qu’en pantoufles, à cause du parquet ciré.
— Je suis très embarrassé… Et c’est à vous que je veux demander conseil… Nous sommes de pauvres gens… Vous connaissez le métier de régisseur, qui n’enrichit pas son homme…
« Certains samedis qu’il n’y avait pas d’argent dans la caisse, j’ai payé moi-même les ouvriers agricoles…
« D’autres fois, j’ai avancé de l’argent pour des achats de bestiaux que les métayers réclamaient…
— Autrement dit, en deux mots, la comtesse vous devait de l’argent !
— Mme la comtesse n’entendait rien aux affaires… L’argent filait de tous les côtés… Il n’y a que pour les choses indispensables qu’on n’en trouvait pas…
— Et c’est vous qui…
— Votre père aurait fait comme moi, n’est-ce pas ? Il y a des moments où il ne faut pas laisser voir aux gens du pays que la caisse est vide… J’ai pris sur mes économies…
— Combien ?
— Encore un petit verre ?… Je n’ai pas fait le compte… Au moins soixante-dix mille… Et maintenant encore, pour l’enterrement, c’est moi qui…
Une image s’imposa à Maigret : le petit bureau de son père, près des écuries, le samedi à cinq heures. Toutes les personnes occupées au château, depuis les lingères jusqu’aux journaliers, attendaient dehors. Et le vieux Maigret, installé dans le bureau couvert de percale verte, faisait des petits tas avec des pièces d’argent. Chacun passait à son tour, traçait sa signature ou une croix sur le registre…
— Je me demande maintenant comment je vais récupérer… Pour des gens comme nous, c’est…
— Oui, je comprends ! Vous avez fait changer la cheminée !
— C’est-à-dire qu’elle était en bois… Le marbre fait mieux…
— Beaucoup mieux ! grogna Maigret.
— Vous comprenez ! Tous les créanciers vont s’abattre ! Il faudra vendre ! Et, avec les hypothèques…
Le fauteuil dans lequel Maigret était assis était neuf, comme la cheminée, et devait sortir d’un magasin du boulevard Barbès. Il y avait un phonographe sur le buffet.
— Si je n’avais pas de fils, cela me serait égal, mais Émile a sa carrière à faire… Je ne veux pas brusquer les choses…
Une gamine traversa le corridor.
— Vous avez une fille aussi ?
— Non ! C’est une enfant du pays, qui vient faire les gros travaux.
— Eh bien ! nous en reparlerons, monsieur Gautier. Excusez-moi, mais j’ai encore beaucoup de choses à faire…
— Un dernier petit verre ?
— Merci… Vous avez dit dans les soixante-quinze mille, n’est-il pas vrai ?
Et il s’en alla, les mains dans les poches, traversa le troupeau d’oies, longea l’étang Notre-Dame qui ne clapotait plus. L’horloge de l’église sonnait midi.
Chez Marie Tatin, Jean Métayer et l’avocat mangeaient. Sardines, filets de hareng et saucisson comme hors-d’œuvre. Sur la table voisine, les verres qui avaient contenu les apéritifs.
Les deux hommes étaient gais. Ils accueillirent Maigret par des regards ironiques. Ils se lançaient des clins d’œil. La serviette du maître du barreau était refermée.
— Vous avez trouvé des truffes pour le poulet, au moins ? demandait ce dernier.
Pauvre Marie Tatin ! Elle en avait trouvé une toute petite boîte, à l’épicerie, mais elle ne parvenait pas à l’ouvrir. Elle n’osait pas l’avouer.
— J’en ai trouvé, monsieur !
— Alors, en vitesse ! L’air du pays creuse terriblement !
Ce fut Maigret qui alla à la cuisine et qui, avec son couteau, tailla dans le fer-blanc de la boîte tandis que la femme qui louchait balbutiait à voix basse :
— Je suis confuse… je…
— Ta gueule, Marie ! grogna-t-il.
Un camp… Deux camps. Trois camps ?
Il éprouva le besoin de plaisanter pour échapper aux réalités.
— À propos ! le curé m’a prié de t’apporter trois cents jours d’indulgences ! Histoire de compenser tes péchés !
Et Marie Tatin, qui ne comprenait pas la plaisanterie, regardait son énorme compagnon avec, à la fois, de la crainte et une respectueuse affection.
VII
Les rendez-vous de Moulins
Maigret avait téléphoné à Moulins pour commander un taxi. Il fut d’abord surpris d’en voir arriver un dix minutes à peine après son coup de téléphone, mais, comme il se dirigeait vers la porte, l’avocat, qui achevait son café, intervint.
— Pardon ! C’est le nôtre… Cependant, si vous y voulez une place…
— Merci…
Jean Métayer et l’avocat partirent les premiers, dans une grande bagnole qui portait encore les armes de son ancien propriétaire. Un quart d’heure plus tard, Maigret s’en allait à son tour et, chemin faisant, tout en bavardant avec le chauffeur, il observait le pays.
Le décor était monotone : deux rangs de peupliers le long de la route ; des terres labourées à perte de vue, avec, parfois, un rectangle de taillis, l’œil glauque d’un étang.
Les maisons n’étaient pour la plupart que des bicoques. Et cela se concevait, puisqu’il n’existait pas de petits propriétaires.
Rien que de grands domaines, dont l’un, celui du duc de T…, englobait trois villages.
Celui des Saint-Fiacre avait comporté deux mille hectares, avant les ventes successives.
Comme moyen de transport, un vieil autobus parisien racheté par un paysan et qui faisait une fois par jour la route entre Moulins et Saint-Fiacre.
— Pour être la campagne, c’est la campagne ! disait le chauffeur du taxi. Maintenant, vous ne voyez encore rien. Mais en plein hiver…
On descendit la grand-rue de Moulins alors que l’horloge de Saint-Pierre marquait deux heures et demie. Maigret se fit arrêter en face du Comptoir d’Escompte, paya la course. Au moment où il se détournait du taxi pour se diriger vers la banque, une femme sortait de celle-ci, tenant un gamin par la main.
Et le commissaire, précipitamment, plongea vers une vitrine afin de n’être pas remarqué. La femme était une paysanne endimanchée, le chapeau en équilibre sur les cheveux, la taille raidie par un corset. Elle marchait à pas dignes, traînant le gosse derrière elle, sans s’inquiéter davantage de lui que d’un colis.
C’était la mère d’Ernest, le rouquin qui servait la messe à Saint-Fiacre.
La rue était animée. Ernest aurait bien voulu s’arrêter aux étalages, mais il était amarré dans le sillage de la jupe noire. Pourtant sa mère se pencha pour lui dire quelque chose. Et, comme si c’eût été décidé d’avance, elle pénétra avec lui chez un marchand de jouets.
Maigret n’osait pas trop s’approcher. Il fut néanmoins renseigné par les coups de sifflet qui ne tardèrent pas à éclater dans la boutique. On essayait tous les sifflets imaginables et, en fin de compte, l’enfant de chœur dut se décider pour un sifflet de boy-scout, à deux sons.
Quand il sortit, il le portait en sautoir, mais sa mère l’entraînait toujours, l’empêchait de se servir de l’instrument dans la rue.
Une succursale de banque comme toutes celles de province. Un long comptoir de chêne. Cinq employés penchés sur des bureaux. Maigret se dirigea vers le guichet surmonté des mots « Comptes courants » et un employé se leva, attendit son bon plaisir.
Maigret voulait se renseigner sur l’état exact de la fortune des Saint-Fiacre et surtout sur les opérations des dernières semaines, voire des derniers jours, qui étaient susceptibles de fournir une indication.
Mais il fut un moment sans rien dire, à observer le jeune homme qui gardait une attitude correcte, sans impatience.
— Émile Gautier, je suppose ?
Il l’avait vu passer deux fois en moto, mais il n’avait pas distingué ses traits. Ce qui le renseignait, c’était une ressemblance frappante avec le régisseur du château.
Pas tant une ressemblance de détails qu’une ressemblance de race. Mêmes origines paysannes : traits dessinés et ossature épaisse.
Même degré d’évolution, ou presque, qui se traduisait par une peau un peu plus soignée que celle des cultivateurs, par un regard intelligent, par une assurance d’homme « instruit ».
Mais Émile n’était pas encore un garçon de la ville. Ses cheveux, bien que cosmétiqués, restaient rebelles, se dressaient en un épi au sommet du crâne. Ses joues étaient roses, avec cet aspect bien lavé des farauds de village, le dimanche matin.
— C’est moi.
Il n’était pas troublé. Maigret était sûr d’avance que c’était un employé modèle, en qui son directeur avait toute confiance, et qui aurait rapidement de l’avancement.
Un costume noir, fait sur mesure, mais par un tailleur du pays, dans une serge inusable. Son père portait des faux cols en celluloïd. Il portait, lui, des cols souples, mais la cravate était encore montée sur un appareil.
— Vous me reconnaissez ?
— Non ! Je suppose que vous êtes le policier…
— Et je désirerais quelques renseignements sur la situation du compte Saint-Fiacre.
— C’est facile ! Je suis chargé de ce compte comme des autres.
Il était poli, bien élevé. À l’école, il avait dû être le préféré des instituteurs.
— Passez-moi le compte Saint-Fiacre ! dit-il à une employée assise derrière lui.
Et il laissa errer le regard sur une grande feuille jaune.
— Est-ce une récapitulation que vous voulez, le montant du solde ou des renseignements généraux ?
Au moins, il était précis !
— Les renseignements généraux sont bons ?
— Venez par ici, voulez-vous ?… On pourrait nous entendre…
Et ils gagnèrent le fond de la pièce, en restant séparés par le comptoir de chêne.
— Mon père a dû vous dire que la comtesse était très désordonnée… À tout moment, j’ai dû arrêter au passage des chèques qui n’étaient pas provisionnés… Remarquez qu’elle l’ignorait… Elle tirait des chèques sans s’inquiéter de l’état de son compte… Alors, quand je lui téléphonais pour la mettre au courant, elle s’affolait… Ce matin encore, trois chèques ont été présentés et j’ai été obligé de les retourner… J’ai ordre de ne rien payer avant que…
— La ruine est complète ?
— Pas à proprement parler… Trois métairies sur cinq sont vendues… Les deux autres hypothéquées, ainsi que le château… La comtesse possédait une maison de rapport à Paris, ce qui lui faisait quand même une petite rente… Mais quand d’un seul coup elle virait quarante ou cinquante mille francs au compte de son fils, cela déséquilibrait tout… J’ai toujours tenté ce que j’ai pu… Je faisais représenter les effets deux ou trois fois… Mon père…
— A avancé de l’argent, je sais.
— C’est tout ce que je puis vous dire… À l’heure qu’il est, le solde créditeur est exactement de sept cent soixante-quinze francs… Remarquez que les impôts fonciers de l’année dernière ne sont pas payés et que l’huissier a fait la semaine dernière une première sommation…