Simenon, Georges - Laffaire Saint-Fiacre
VI
Les deux camps
— Je vais voir si M. le comte peut…
Mais le commissaire ne laissa pas au maître d’hôtel le temps d’achever sa phrase. Il pénétra dans le couloir, se dirigea vers la bibliothèque, tandis que le domestique poussait un soupir de résignation. Il n’y avait même plus moyen de sauver les apparences ! Les gens entraient comme dans un moulin ! C’était la débâcle !
Avant d’ouvrir la porte de la bibliothèque, Maigret marqua un temps d’arrêt, mais ce fut en vain, car il ne perçut aucun bruit. C’est même ce qui donna à son entrée quelque chose d’impressionnant.
Il frappa, pensant que le prêtre était peut-être ailleurs. Mais aussitôt une voix s’éleva, très nette, très ferme, dans le silence absolu de la pièce :
— Entrez !
Maigret poussait la porte, s’arrêtait par hasard sur une bouche de chaleur. Debout, légèrement appuyé à la table gothique, le comte de Saint-Fiacre le regardait.
À côté de lui, fixant le tapis, le prêtre gardait une immobilité rigoureuse, comme si un mouvement eût suffi à le trahir.
Qu’est-ce qu’ils faisaient là, l’un et l’autre, sans parler, sans bouger ? Il eût été moins gênant d’interrompre une scène pathétique que de tomber dans ce silence si profond que la voix semblait y tracer des cercles concentriques, comme un caillou dans l’eau.
Une fois de plus, Maigret sentit la fatigue de Saint-Fiacre. Quant au prêtre, il était atterré et ses doigts s’agitaient sur son bréviaire.
— Excusez-moi de vous déranger…
Cela fit l’effet d’une ironie et pourtant ce n’était pas voulu. Mais dérange-t-on des gens aussi inertes que des objets ?
— J’ai des nouvelles de la banque…
Le regard du comte se posa sur le curé et ce regard était dur, presque rageur.
Toute la scène allait se poursuivre sur ce rythme. On eût dit des joueurs d’échecs réfléchissant, le front dans la main, restant silencieux plusieurs minutes avant de bouger un pion, retombant ensuite dans l’immobilité.
Mais ce n’était pas la réflexion qui les immobilisait ainsi. Maigret fut persuadé que c’était la peur d’un faux mouvement, d’une manœuvre maladroite. Entre eux trois, il y avait une équivoque. Et chacun n’avançait son pion qu’à regret, prêt à le reprendre.
— Je suis venu chercher des instructions pour les obsèques ! éprouva le besoin de dire le prêtre.
Ce n’était pas vrai ! Un pion mal placé ! Si mal placé que le comte de Saint-Fiacre sourit.
— Je prévoyais votre coup de téléphone à la banque ! dit-il. Et je vais vous avouer la raison pour laquelle je me suis décidé à cette démarche : c’était pour me débarrasser de Marie Vassilief, qui ne voulait pas quitter le château… Je lui ai laissé croire que c’était de première importance…
Et dans les yeux du prêtre, maintenant, Maigret lisait l’angoisse, la réprobation.
« Le malheureux ! devait-il penser. Il s’enferre ! Il tombe dans le piège. Il est perdu… »
Le silence. Le craquement d’une allumette et les bouffées de tabac que le commissaire exhalait une à une en questionnant :
— Gautier a trouvé l’argent ?
Un temps d’hésitation, très court.
— Non, commissaire… Je vais vous dire…
Ce n’était pas sur le visage de Saint-Fiacre que le drame se jouait : c’était sur celui du curé ! Il était pâle. Ses lèvres avaient un pli amer. Il se contenait pour ne pas intervenir.
— Écoutez-moi, monsieur…
Il n’en pouvait plus.
— Voulez-vous interrompre cette conversation jusqu’à ce que nous ayons eu ensemble un entretien…
Le même sourire que tout à l’heure sur les lèvres de Maurice. Il faisait froid dans la pièce trop vaste où les plus beaux livres de la bibliothèque manquaient. Du feu était préparé dans l’âtre. Il suffisait d’y jeter une allumette.
— Vous avez un briquet ou…
Et pendant qu’il se penchait sur la cheminée, le prêtre lançait à Maigret un regard désolé, suppliant.
— Maintenant, dit le comte en revenant vers les deux hommes, je vais, en quelques mots, éclaircir la situation. Pour une raison que j’ignore, M. le curé, qui est plein de bonne volonté, est persuadé que c’est moi qui ai… pourquoi avoir peur des mots ?… qui ai tué ma mère !… Car c’est bien un crime, n’est-ce pas ? même s’il ne tombe pas tout à fait sous le coup de la loi…
Le prêtre ne bougeait plus, gardait cette immobilité tremblante de l’animal qui sent un danger fondre sur lui et qui ne peut y faire face.
— M. le curé devait être très dévoué à ma mère… Il a sans doute voulu éviter qu’un scandale s’abattît sur le château… Hier au soir, il m’a envoyé par le sacristain quarante billets de mille francs ainsi qu’un petit mot…
Et le regard du prêtre disait, sans aucun doute possible : « Malheureux ! Vous vous perdez ! »
— Voici le billet ! poursuivait Saint-Fiacre.
Maigret lut à mi-voix : Soyez prudent. Je prie pour vous.
Ouf ! Cela faisait l’effet d’une bouffée d’air frais. Du coup, Maurice de Saint-Fiacre ne se sentait plus rivé au sol, condamné à l’immobilité. Du coup aussi il perdit cette gravité qui n’était pas dans son tempérament.
Il se mit à aller et venir, la voix plus légère.
— Voilà, commissaire, la raison pour laquelle vous m’avez vu ce matin rôder autour de l’église et du presbytère… Les quarante mille francs, qu’il faut évidemment considérer comme un prêt, je les ai acceptés, d’abord, comme je vous l’ai dit, pour éloigner ma maîtresse… — excusez-moi, monsieur le curé !… — ensuite parce qu’il aurait été particulièrement déplaisant de me voir arrêté en ce moment… Mais nous restons tous debout comme si… Asseyez-vous donc, je vous en prie…
Il alla ouvrir la porte, écouta un bruit à l’étage au-dessus.
— Le défilé recommence ! murmura-t-il. Je crois qu’il faudra téléphoner à Moulins pour qu’on installe une chapelle ardente…
Puis, sans transition :
— Je suppose que maintenant vous comprenez ! L’argent accepté, il me restait à jurer à M. le curé que je n’étais pas coupable. Il m’était difficile de le faire devant vous, commissaire, sans accroître encore vos soupçons… C’est tout !… Comme si vous deviniez ma pensée, vous ne m’avez pas laissé seul un instant, ce matin, aux alentours de l’église… M. le curé est arrivé ici, je ne sais pas encore pourquoi, car, au moment où vous êtes entré, il hésitait à parler…
Son regard se voila. Pour dissiper la rancœur qui l’assaillait, il rit, d’un rire pénible.
— C’est simple, n’est-ce pas ? Un homme qui a mené une vie de bâton de chaise et qui a signé des chèques sans provision… Le vieux Gautier m’évite !… Il doit être persuadé, lui aussi, que…
Il regarda soudain le prêtre avec étonnement.
— Eh bien ! monsieur le curé… Qu’est-ce que vous avez ?
Le prêtre, en effet, était lugubre. Son regard évita le jeune homme, tenta d’éviter de même les yeux de Maigret.
Maurice de Saint-Fiacre comprit, s’écria avec plus d’amertume :
— Voilà ! On ne me croit pas encore… Et c’est justement celui qui veut m’aider à me sauver qui est persuadé de ma culpabilité…
Il alla ouvrir la porte une fois de plus, appela, oubliant la présence de la morte dans la maison :
— Albert !… Albert !… Plus vite que cela, sacrebleu !… Apportez-nous à boire…
Et le maître d’hôtel entra, se dirigea vers un placard où il prit du whisky et des verres. On se taisait. On le regardait faire. Maurice de Saint-Fiacre remarqua avec un drôle de sourire :
— De mon temps, il n’y avait pas de whisky au château.
— C’est M. Jean…
— Ah !
Il en avala une large rasade, alla refermer la porte à clé derrière le domestique.
— Il y a comme ça des tas de choses qui ont changé… grommela-t-il pour lui-même.
Mais il ne perdait pas le prêtre de vue et celui-ci, de plus en plus mal à l’aise, balbutia :
— Vous m’excuserez… Il faut que j’aille faire le catéchisme…
— Un moment… Vous continuez à être sûr de ma culpabilité, monsieur le curé… Mais non ! ne niez pas… Les curés, ça ne sait pas mentir… Seulement il y a certains points que je voudrais éclaircir… Car vous ne me connaissez pas… Vous n’étiez pas à Saint-Fiacre de mon temps… Vous avez seulement entendu parler de moi… Des indices matériels, il n’y en a pas… Le commissaire, qui a assisté au drame, en sait quelque chose…
— Je vous en prie… balbutia le prêtre.
— Non !… Vous ne buvez pas ?… À votre santé, commissaire…
Et son regard était sombre. Il suivait son idée, farouchement.
— Il y a des tas de gens qu’on pourrait soupçonner… Or, c’est moi que, vous, vous soupçonnez exclusivement… Et je suis en train de me demander pourquoi… Cela m’a empêché de dormir, cette nuit… J’ai pensé à toutes les raisons possibles et en fin de compte je crois avoir trouvé… Qu’est-ce que ma mère vous a dit ?
Cette fois, le prêtre devint exsangue.
— Je ne sais rien… balbutia-t-il.
— Je vous en prie, monsieur le curé… Vous m’avez aidé, soit !… Vous m’avez fait remettre ces quarante mille francs qui me donnent le temps de respirer et d’enterrer décemment ma mère… Je vous en remercie de tout cœur… Seulement, en même temps, vous faites peser sur moi vos soupçons… Vous priez pour moi… C’est trop, ou pas assez…
Et la voix commençait à se nuancer de colère, de menace.
— J’ai d’abord pensé avoir cette explication avec vous en dehors de la présence de M. Maigret… Eh bien ! à présent, je suis heureux qu’il soit ici… Plus j’y réfléchis, plus je pressens quelque chose de trouble…
— Monsieur le comte, je vous conjure de ne pas me torturer davantage…
— Et moi, monsieur le curé, je vous préviens que vous ne sortirez pas d’ici avant de m’avoir dit la vérité !
C’était un autre homme. Il était poussé à bout. Et, comme tous les faibles, comme tous les doux, il devenait d’une férocité exagérée.
On devait entendre ses éclats de voix dans la chambre mortuaire, située juste au-dessus de la bibliothèque.
— Vous étiez en relations suivies avec ma mère… Je suppose que Jean Métayer était un fidèle de votre église, lui aussi… Lequel des deux a dit quelque chose !… Ma mère, n’est-ce pas ?…
Maigret se souvint des mots entendus la veille :
— Le secret de la confession…
Il comprit la torture du prêtre, ses angoisses, son regard de martyr sous l’avalanche de phrases de Saint-Fiacre.
— Qu’est-ce qu’elle a pu vous dire ?… Je la connais, allez !… J’ai pour ainsi dire assisté au commencement de la glissade… Nous sommes entre gens qui n’ignorent rien de la vieil regarda autour de lui avec une sourde colère :
— Il fut un temps où l’on n’entrait dans cette pièce qu’en retenant son souffle, parce que mon père, lemaître, y travaillait… Il n’y avait pas de whisky dans les placards… Mais les rayons étaient chargés de livres comme les rayons d’une ruche sont saturés de miel…
Et Maigret s’en souvenait, lui aussi !
— Le comte travaille…
Et ces mots suffisaient à faire attendre les fermiers pendant deux heures dans l’antichambre !
— Le comte m’a fait venir dans la bibliothèque…
Et le père de Maigret en était troublé, parce que cela prenait figure d’événement important.
— Il ne gaspillait pas les bûches, mais se contentait d’un réchaud à pétrole, qu’il plaçait tout près de lui, pour suppléer au calorifère… disait Maurice de Saint-Fiacre.
Et, au prêtre affolé :
— Vous n’avez pas connu ça… Vous avez connu le château en désordre… Ma mère qui avait perdu son mari… Ma mère dont le fils unique faisait des bêtises à Paris et ne venait ici que pour réclamer de l’argent… Alors, les secrétaires…
Ses prunelles étaient si brillantes que Maigret s’attendait à voir couler une larme.
— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?… Elle avait peur de me voir arriver, n’est-ce pas ?… Elle savait qu’il y aurait un nouveau trou à combler, quelque chose à vendre pour me sauver la mise une fois de plus…
— Vous devriez vous calmer ! dit le curé d’une voix mate.
— Pas avant de savoir… si vous m’avez soupçonné sans me connaître, dès les premiers instants…
Maigret intervint.
— M. le curé a fait disparaître le missel… dit-il lentement.
Il avait déjà compris, lui ! Il tendait la perche à Saint-Fiacre. Il imaginait la comtesse, tiraillée entre le péché et le remords… Ne craignait-elle pas le châtiment ?… N’avait-elle pas un peu honte devant son fils ?…
C’était une inquiète, une malade ! Et pourquoi, dans le secret du confessionnal, n’eût-elle pas dit un jour :
— J’ai peur de mon fils…
Car elle devait avoir peur. L’argent qui passait à Jean Métayer était de l’argent des Saint-Fiacre qui revenait à Maurice. Est-ce qu’il ne viendrait pas demander des comptes ? Est-ce que…
Et Maigret sentait que ces idées naissaient dans le cerveau du jeune homme, encore confuses. Il aidait à les préciser.
— M. le curé ne peut rien dire si la comtesse a parlé sous le secret de la confession…
Ce fut net. Maurice de Saint-Fiacre coupa court à la conversation.
— Vous m’excuserez, monsieur le curé… J’oubliais votre catéchisme… Ne m’en veuillez pas de…
Il tourna la clé dans la serrure, ouvrit la porte.
— Je vous remercie… Dès que… dès que ce sera possible, je vous remettrai les quarante mille francs… Car je suppose qu’ils ne vous appartiennent pas…
— Je les ai demandés à Mme Ruinard, la veuve de l’ancien notaire…
— Merci… Au revoir…
Il faillit refermer la porte d’une poussée brusque, mais il se contint, regarda Maigret dans les yeux en martelant :
— Saloperie !
— Il a voulu…
— Il a voulu me sauver, je sais !… Il a tenté d’éviter le scandale, de recoller tant bien que mal les morceaux du château de Saint-Fiacre… Ce n’est pas cela !…
Et il se versa du whisky.
— C’est à cette pauvre femme que je pense !… Tenez ! vous avez vu Marie Vassilief… Et toutes les autres, à Paris… Celles-là n’ont pas de crises de conscience… Mais elle !… Et remarquez que ce qu’elle cherchait avant tout, auprès de ce Métayer, c’était de l’affection à dépenser… Puis elle se précipitait vers le confessionnal… Elle devait se considérer comme un monstre… De là à craindre ma vengeance… Ha ! Ha !…
Ce rire-là était terrible !
— Vous me voyez, indigné, attaquant ma mère pour… Et ce curé qui n’a pas compris !… Il voit la vie selon des textes !… Du vivant de ma mère, il a dû essayer de la sauver d’elle-même… Ma mère morte, il a cru de son devoir de me sauver… Mais, à l’heure qu’il est, je parie qu’il est persuadé que c’est moi qui…