Simenon, Georges - Lombre chinoise
« Je vous remercie ! Vous avez été bon… »
On la sentait découragée. Elle regardait autour d’elle sans prendre le moindre intérêt au spectacle des gens qui allaient et venaient. Elle esquissa pourtant un pâle sourire, remarqua :
« Le maître d’hôtel nous regarde… Il se demande pourquoi je suis avec vous… Il doit croire que j’ai déjà remplacé Raymond… Vous allez vous compromettre !
— Vous buvez quelque chose ?
— Merci ! dit-elle discrètement. Si vous aviez par hasard besoin de moi… Au Moulin-Bleu, mon nom est Élyane… Vous connaissez l’entrée des artistes, rue Fontaine ?… »
◊
Ce ne fut pas trop pénible. Maigret sonna à la porte de l’appartement du boulevard Haussmann, quelques minutes avant l’heure du dîner. Dès l’entrée, il régnait une lourde odeur de chrysanthèmes. La domestique qui vint ouvrir marchait sur la pointe des pieds.
Elle crut que le commissaire voulait simplement déposer sa carte et elle le conduisit sans mot dire jusqu’à la chambre mortuaire, toute tendue de noir. À l’entrée, il y avait de nombreuses cartes de visite sur un plateau Louis XVI.
Le corps était déjà dans le cercueil, qui disparaissait sous les fleurs.
Dans un coin, un grand jeune homme en deuil, très distingué, adressa un léger signe de tête à Maigret.
En face de lui, une femme d’une cinquantaine d’années, aux traits vulgaires, aux vêtements de paysanne endimanchée, était agenouillée.
Le commissaire s’approcha du jeune homme.
« Pourrais-je voir Mme Couchet ?
— Je vais demander à ma sœur si elle peut vous recevoir… C’est monsieur ?…
— Maigret ! Le commissaire chargé de l’enquête… »
La paysanne resta à sa place. Quelques instants plus tard, le jeune homme revint et pilota son hôte à travers l’appartement.
À part l’odeur de fleurs qui régnait partout, les pièces gardaient leur physionomie habituelle. C’était un bel appartement de la fin du siècle dernier, comme la plupart des appartements du boulevard Haussmann. De grandes chambres. Les plafonds et les portes un peu trop ornés.
Et des meubles de style. Dans le salon, un monumental lustre de cristal tintait dès qu’on marchait.
Mme Couchet était là, entourée de trois personnes qu’elle présenta. D’abord le jeune homme en deuil :
« Mon frère, Henry Dormoy, avocat à la Cour… »
Puis un monsieur d’un certain âge :
« Le colonel Dormoy, mon oncle… »
Une dame enfin, aux beaux cheveux d’argent :
« Ma mère… »
Et tous, en vêtements de deuil, étaient fort distingués. Sur la table, le thé n’avait pas encore été desservi et il restait des toasts et des gâteaux.
« Si vous voulez vous asseoir…
— Une question, si vous le permettez. Cette dame qui est dans la chambre mortuaire…
— La sœur de mon mari… dit Mme Couchet. Elle est arrivée ce matin de Saint-Amand… »
Maigret ne sourit pas. Mais il comprenait. Il sentait très bien qu’on ne désirait pas outre mesure voir arriver la famille Couchet, en habits de paysans ou de petits-bourgeois.
Il y avait les parents côté mari et les parents côté Dormoy.
Côté Dormoy, c’était élégant, discret. Déjà tout le monde était habillé de noir.
Côté Couchet, il n’y avait encore que cette commère dont la soie du corsage était trop tendue sous les bras.
« Pourrais-je vous dire quelques mots en particulier, madame ? »
Elle s’excusa auprès de sa famille, qui voulut quitter le salon.
« Restez, je vous en prie… Nous irons dans le boudoir jaune… »
Elle avait pleuré, c’était incontestable. Puis elle s’était poudrée et on devinait à peine que les paupières étaient un peu meurtries. Sa voix était feutrée par une véritable lassitude.
« Vous n’avez pas reçu aujourd’hui de visite inattendue ? »
Elle leva la tête, contrariée.
« Comment le savez-vous ?… Oui, au début de l’après-midi, mon beau-fils est venu…
— Vous le connaissiez déjà ?
— Très peu… Il voyait mon mari à son bureau… Une fois pourtant, au théâtre, nous l’avons rencontré et Raymond nous a présentés…
— Quel était l’objet de sa visite ? »
Gênée, elle détourna la tête.
« Il voulait savoir si on avait trouvé un testament… Il m’a demandé aussi qui était mon homme d’affaires afin de s’adresser à lui pour les formalités… »
Elle soupira, essaya d’excuser toutes ces mesquineries.
« C’est son droit. Je pense que la moitié de la fortune lui revient et je n’ai pas l’intention de l’en frustrer…
— Me permettez-vous quelques questions indiscrètes ?… Quand vous avez épousé Couchet, était-il déjà riche ?
— Oui… Moins qu’aujourd’hui, mais ses affaires commençaient à prendre de l’essor…
— Mariage d’amour ? »
Un sourire voilé.
« Si vous voulez… Nous nous sommes rencontrés à Dinard… Après trois semaines, il m’a demandé si j’acceptais de devenir sa femme… Mes parents se sont renseignés…
— Vous avez été heureuse ? »
Il la regardait dans les yeux et il n’eut pas besoin de réponse. Il préféra murmurer lui-même :
« Il existait une certaine différence d’âge… Couchet avait ses affaires… En somme, il n’y avait pas entre vous une grande intimité… Est-ce bien cela ?… Vous teniez sa maison… Vous aviez votre vie et il avait la sienne…
— Je ne lui ai jamais fait de reproche ! dit-elle. C’était un homme d’une grande vitalité, qui avait besoin d’une existence mouvementée… Je n’ai pas voulu le retenir…
— Vous n’étiez pas jalouse ?
— Au début… Puis je me suis habituée… Je crois qu’il m’aimait bien… »
Elle était assez jolie, mais sans éclat, sans nerf. Des traits un peu flous. Un corps douillet. Une sobre élégance. Elle devait offrir avec grâce le thé à ses amies, dans le salon tiède et confortable.
« Votre mari vous parlait-il souvent de sa première femme ? »
Alors ses prunelles se durcirent. Elle essaya de cacher sa colère, mais elle comprit que Maigret n’était pas dupe.
« Ce n’est pas à moi de… commença-t-elle.
— Je vous demande pardon. Étant donné les circonstances de la mort, il ne peut être question de délicatesse…
— Vous ne soupçonnez pas ?…
— Je ne soupçonne personne. J’essaie de reconstituer la vie de votre mari, son entourage, ses faits et gestes pendant la dernière soirée. Saviez-vous que cette femme habite l’immeuble même où Couchet avait ses bureaux ?
— Oui ! Il me l’a dit…
— En quels termes parlait-il d’elle ?
— Il lui en voulait… Puis il avait honte de ce sentiment et il prétendait qu’au fond c’était une malheureuse…
— Pourquoi malheureuse ?
— Parce que rien ne pouvait la satisfaire… Et puis…
— Et puis ?…
— Vous devinez ce que je veux dire… Elle est très intéressée… En somme, elle a quitté Raymond parce qu’il ne gagnait pas assez d’argent… Alors, de le retrouver riche… Et d’être, elle, la femme d’un petit fonctionnaire !…
— Elle n’a pas essayé de…
— Non ! Je ne crois pas qu’elle lui ait jamais demandé d’argent. Il est vrai que mon mari ne me l’aurait pas dit. Tout ce que je sais c’est que c’était pour lui un supplice de la rencontrer place des Vosges. Je pense qu’elle s’arrangeait pour être sur son chemin. Elle ne lui parlait pas, mais elle le regardait d’un air méprisant… »
Le commissaire ne put s’empêcher de sourire en évoquant ces rencontres, sous la voûte : Couchet qui descendait de voiture, frais et rose, et Mme Martin, guindée, avec ses gants noirs, son parapluie et son réticule, son visage venimeux…
« C’est tout ce que vous savez ?
— Il aurait voulu changer de locaux, mais il est difficile de trouver, dans Paris, des laboratoires…
— Bien entendu, vous ne connaissez aucun ennemi à votre mari ?
— Aucun ! Tout le monde l’aimait ! Il était trop bon, bon à en devenir ridicule… Ce n’était pas dépenser l’argent qu’il faisait : c’était le jeter… Et, quand on lui en faisait le reproche, il répondait qu’il avait assez compté sou par sou pendant des années pour se montrer enfin prodigue…
— Il voyait beaucoup votre famille ?
— Peu !… Ce n’était pas la même mentalité, n’est-ce pas ? Ni les mêmes goûts… »
Maigret évoquait mal, en effet, Couchet dans le salon avec le jeune avocat, le colonel et la maman aux gestes dignes.
Tout cela était compréhensible.
Un garçon sanguin, puissant, vulgaire, parti de rien, qui avait passé trente ans de sa vie à courir après la fortune en mangeant de la vache enragée… Il devenait riche. À Dinard, il accédait enfin à un monde où il n’avait jamais été admis. Une vraie jeune fille… Une famille bourgeoise… Thé et petits fours, tennis et parties de campagne…
Il épousait ! Pour se prouver à lui-même que désormais tout lui était permis ! Pour avoir un intérieur comme ceux qu’il n’avait jamais vus que du dehors !
Il épousait parce qu’il était impressionné aussi par cette jeune fille sage et bien élevée…
Et c’était l’appartement du boulevard Haussmann, avec les choses les plus traditionnelles…
Seulement, il avait besoin d’aller se remuer ailleurs, de voir d’autres gens, de leur parler sans s’observer… Les brasseries, les bars…
Puis d’autres femmes !
Il aimait bien la sienne ! Il l’admirait ! Il la respectait ! Elle l’impressionnait !
Mais justement parce qu’elle l’impressionnait il lui fallait des gamines mal élevées comme Nine pour se détendre.
Mme Couchet avait une question sur les lèvres. Elle hésitait à la poser. Elle s’y résolut pourtant, en regardant ailleurs.
« Je voudrais vous demander si… C’est délicat… Excusez-moi… Il avait des amies, je le sais… Il ne s’en cachait – et à peine ! – que par discrétion… J’ai besoin de savoir si, de ce côté, il n’y aura pas d’ennuis, de scandale… »
Elle imaginait évidemment les maîtresses de son mari comme des grues de roman, ou encore comme des vamps de cinéma !
« Vous n’avez rien à craindre ! » sourit Maigret qui évoquait la petite Nine, avec son visage chiffonné et la poignée de bijoux qu’elle avait portés l’après-midi même au Crédit municipal.
« Il ne sera pas nécessaire de ?…
— Non ! Aucune indemnité ! »
Elle en était tout étonnée. Peut-être un peu dépitée, car enfin, si ces femmes ne réclamaient rien, c’est qu’elles avaient une certaine affection pour son mari ! Et lui pour elles…
« Vous avez fixé la date des obsèques ?
— Mon frère s’en est occupé… Elles auront lieu jeudi, à Saint-Philippe-du-Roule… »
On entendait des bruits de vaisselle dans la salle à manger voisine. Sans doute dressait-on la table pour le dîner ?
« Il ne me reste qu’à vous remercier et à prendre congé, en m’excusant encore… »
Et, comme il descendait à pied le boulevard Haussmann, il se surprit à grommeler en bourrant sa pipe :
« Sacré Couchet ! »
Cela lui était venu aux lèvres comme si ce Couchet eût été un vieux camarade. Et il avait à tel point cette impression que l’idée qu’il ne l’avait jamais vu que mort le stupéfiait.
Il lui semblait qu’il le connaissait littéralement sur toutes les coutures.
Peut-être à cause des trois femmes ?
La première, d’abord, la fille du confiseur, dans le logement de Nanterre, que désespérait l’idée que son mari n’aurait jamais un métier sérieux.
Puis la jeune fille de Dinard et les petites satisfactions d’amour-propre d’un Couchet devenu le neveu d’un colonel…
Nine… Les rendez-vous au Select… L’hôtel Pigalle… Et le fils qui venait le taper ! Et Mme Martin qui s’arrangeait pour le croiser sous la voûte, espérant peut-être le harceler de remords.
Drôle de fin ! Tout seul, dans le bureau où il venait le moins souvent possible ! Adossé au coffre-fort entrouvert, les mains sur la table…
On ne s’était aperçu de rien… La concierge, en passant dans la cour, le voyait toujours à la même place derrière la vitre dépolie… Mais elle s’inquiétait surtout de Mme de Saint-Marc qui accouchait !
La folle avait crié, là-haut ! Autrement dit, la vieille Mathilde, sur ses semelles de feutre, était embusquée derrière une porte du couloir…
M. Martin, en pardessus mastic, descendait et cherchait son gant auprès des poubelles…
Une chose était certaine : quelqu’un, maintenant, possédait les trois cent soixante mille francs volés !
Et quelqu’un avait tué !
« Tous les hommes sont des égoïstes !… » disait amèrement Mme Martin au visage douloureux.
Était-ce elle qui avait les trois cent soixante billets tout neufs délivrés par le Crédit lyonnais ? Elle qui tenait enfin de l’argent, beaucoup d’argent, toute une liasse de grands billets représentant des années confortables sans souci du lendemain ni de la pension qui lui reviendrait à la mort de Martin ?
Était-ce Roger, avec son corps mou, vidé par l’éther, et cette Céline qu’il avait ramassée pour l’abrutir avec lui dans la moiteur d’un lit d’hôtel ?
Était-ce Nine, ou Mme Couchet ?…
Il y avait en tout cas un endroit d’où on pouvait avoir tout vu : le logement des Martin.
Et il y avait une femme qui rôdait dans la maison, collant son oreille à toutes les portes, traînant ses savates dans les couloirs.
« Il faudra que j’aille rendre visite à la vieille Mathilde », se dit Maigret.
Mais quand, le lendemain matin, il arriva place des Vosges, la concierge, qui triait le courrier (une grosse pile pour les Sérums et quelques lettres seulement pour les autres locataires), l’arrêta.
« Vous montez chez les Martin ?… Je ne sais pas si vous faites bien… Mme Martin a été affreusement malade cette nuit… Il a fallu courir chez le médecin… Son mari est comme fou… »
Les employés traversaient la cour, allaient prendre leur travail dans les laboratoires et les bureaux. Le valet de chambre secouait les tapis à une fenêtre du premier étage.
On entendait le vagissement d’un bébé et la complainte monotone d’une nounou.
VI
QUARANTE DE FIÈVRE
« Chut !… Elle s’est endormie… Entrez quand même… »
M. Martin s’effaçait, résigné. Résigné à laisser voir son logement en désordre. Résigné à se montrer lui-même en négligé, les moustaches tombantes, verdâtres, ce qui indiquait qu’il avait l’habitude de les teindre.
Il avait veillé toute la nuit. Il était éreinté, ne réagissait plus.
Sur la pointe des pieds, il alla fermer la porte qui communiquait avec la chambre à coucher et qui laissait voir le pied du lit et une cuvette posée par terre.