Simenon, Georges - Au Rendez-vous des Terre-Neuvas
Et la même façon de s’habiller, le même goût pour les soies très lisses, aux couleurs voyantes.
Maigret laissa tomber le portrait de telle sorte que sa voisine fut forcée de le voir.
Elle le vit, en effet. Elle regarda le commissaire avec l’air de chercher dans ses souvenirs. Mais, si elle fut troublée, ce trouble ne se manifesta pas dans sa contenance.
Cinq minutes, dix minutes s’écoulèrent. Un ronronnement de moteur pointa au loin, grandit, C’était la voiture grise qui revenait vers la terrasse, s’arrêtait, repartait, comme si son conducteur n’eût pu se décider à s’éloigner définitivement.
— Gaston !…
Elle était debout. Elle faisait signe à son compagnon. Cette fois, elle saisissait son sac et l’instant d’après elle pénétrait dans l’auto.
Les trois femmes de la table voisine la suivaient des yeux d’un air réprobateur. Le jeune homme au Kodak se retournait.
La voiture grise disparaissait déjà dans un vrombissement de moteur.
— Garçon !… Où peut-on se procurer une voiture ?…
— Je ne pense pas que vous en trouviez à Yport… Il y en a bien une, qui conduit parfois des gens à Fécamp ou à Étretat, mais justement je l’ai vue partir ce matin avec des Anglais…
Les gros doigts du commissaire tapotaient la table à une cadence rapide.
— Apportez-moi une carte routière !… Et demandez-moi le commissariat de police de Fécamp à l’appareil… Vous avez déjà vu ces gens-là ?…
— Le couple qui se disputait ?… Presque tous les jours de cette semaine… Hier, ils ont déjeuné ici… Je crois qu’ils sont du Havre…
Il n’y avait plus que des familles, sur la plage qui exhalait la douceur d’un soir d’été. Un bateau noir gravitait insensiblement sur la ligne d’horizon, pénétrait dans le soleil, en ressortait de l’autre côté, comme on traverse un cerceau de papier.
4
Sous le signe de la colère
— Moi, dit le commissaire de police de Fécamp tout en taillant un crayon bleu, j’avoue que je n’ai plus beaucoup d’illusions. C’est si rare qu’on éclaircisse ces histoires de marins ! Que dis-je ? Essayez seulement de découvrir le fin mot d’une vulgaire bagarre comme il en éclate tous les jours dans le port. Au moment où mes hommes arrivent, ils sont en train de se taper dessus. Qu’ils aperçoivent les uniformes et ils se mettent tous ensemble pour attaquer ! Interrogez-les ! Ils mentent tous ! Ils se contredisent ! Ils embrouillent tellement bien les choses qu’on finit par y renoncer…
Ils étaient quatre à fumer dans le bureau déjà plein de fumée de tabac. C’était le soir. Le commissaire de la Brigade mobile du Havre, qui était officiellement chargé de la direction de l’enquête, était accompagné d’un jeune inspecteur.
Maigret, lui, était là à titre privé. Assis dans un coin, au bord d’une table, il n’avait encore rien dit.
— Cela me paraît pourtant simple ! risqua l’inspecteur, tout en quêtant l’approbation de son chef. Le crime n’a pas eu le vol pour mobile. Donc, il s’agit d’une vengeance. Avec qui le capitaine Fallut s’est-il montré le plus dur au cours de la campagne ?
Mais le commissaire du Havre haussa les épaules et l’inspecteur se tut en rougissant.
— Pourtant…
— Non, mon vieux, non ! Il y a autre chose… Et d’abord la femme que vous avez dénichée, Maigret… Vous avez donné toutes les indications aux gendarmeries pour qu’on la retrouve ?… Par exemple, je n’arrive pas à préciser son rôle… Le bateau est resté absent trois mois… Elle n’était même pas au débarquement, puisque personne ne nous l’a signalée… Le télégraphiste est fiancé… Le capitaine Fallut, à ce qu’on dit, n’a pas l’air d’un homme à faire des folies… Et pourtant, il rédige son testament un peu avant d’être assassiné…
— Il serait intéressant de savoir aussi qui a pris soin d’apporter ce testament ici… soupira Maigret. Il y a un petit journaliste – celui qui porte un imperméable beige – qui prétend, dans L’Éclair de Rouen, que l’Océan était chargé par ses armateurs d’une mission tout autre que la pêche à la morue…
— On dit cela à chaque fois ! grommela le commissaire de Fécamp.
La conversation était molle. Il y eut un long silence pendant lequel on entendit grésiller la pipe de Maigret, qui se leva soudain avec effort.
— Si l’on me demandait la caractéristique de cette affaire-ci, dit-il, je répondrais qu’elle est placée sous le signe de la colère… Tout ce qui vient du chalutier est hargneux, crispé, emporté… Au Rendez-Vous des Terre-Neuvas, l’équipage se soûle et se bat… Le télégraphiste, à qui j’amène sa fiancée, contient mal son impatience et lui fait un œil assez frais… C’est tout juste s’il ne la prie pas de se mêler de ce qui la regarde !… À Yport, le chef mécanicien agonit sa femme et me reçoit comme un roquet… Enfin, je trouve deux autres personnes qui semblent marquées du même signe : la prénommée Adèle et son compagnon, qui se font des scènes sur la plage et qui ne se raccommodent que pour disparaître…
— Qu’en concluez-vous ? questionna le commissaire du Havre.
— Moi ? Je ne conclus pas ! Je remarque seulement que j’ai l’impression de circuler au milieu d’une bande d’enragés… Allons, bonsoir, messieurs… Je suis ici en amateur, moi !… Et ma femme m’attend à l’hôtel… Vous me ferez prévenir, commissaire, si l’on retrouve la femme d’Yport et l’homme à l’auto grise ?…
— Entendu ! Bonne nuit…
Maigret, au lieu de traverser la ville, longea les quais, mains dans les poches, pipe aux dents. Le bassin vide était un grand quadrilatère noir où ne brillaient que les lampes de l’Océan, qu’on déchargeait toujours.
— …sous le signe de la rage !… grommela-t-il pour lui-même.
Personne ne fit attention à lui quand il monta à bord. Il marcha le long du pont, comme sans but, aperçut de la lumière à l’écoutille du gaillard d’avant. Il se pencha, reçut au visage un air chaud, une odeur rappelant la chambrée, le réfectoire et la poissonnerie tout ensemble.
Il descendit l’escalier de fer et se trouva nez à nez avec trois hommes qui mangeaient dans des gamelles posées sur leurs genoux. Pour les éclairer, une lampe à pétrole montée sur cardan. Au milieu du poste un poêle de fonte couvert de croûtes de crasse.
Le long des cloisons, quatre étages de couchettes, les unes encore pleines de paille, les autres vides. Et des bottes, des suroîts qui pendaient.
Seul des trois, P’tit Louis s’était levé. Les deux autres étaient le Breton et un nègre aux pieds nus.
— Bon appétit !… grogna Maigret.
D’autres grognements lui répondirent :
— Où sont vos camarades ?
— Chez eux, tiens donc ! fit P’tit Louis. Faut ne pas savoir où aller et être sans un pour rester ici quand on ne navigue pas…
Il était nécessaire de s’habituer à la demi-obscurité et surtout à l’odeur. Et l’on pouvait imaginer le même poste quand quarante hommes y vivaient sans être capables de faire un mouvement qui ne heurtât pas les autres.
Quarante hommes se jetant tout bottés dans les cadres, ronflant, chiquant, fumant !
— Le capitaine venait parfois ici ?
— Jamais.
Et encore le halètement de la machine, l’odeur de charbon, la suie, les cloisons de métal brûlantes, les coups de pilon de la mer…
— Viens avec moi, P’tit Louis…
Et Maigret surprit un geste que, par fanfaronnade, le matelot adressait aux autres, derrière son dos.
Mais là-haut, sur le pont tout noyé d’ombre, toute crânerie avait disparu.
— Qu’est-ce qu’il y a ?…
— Rien… Attends… Supposons que le capitaine soit mort en route… Est-ce que quelqu’un aurait pu ramener le bateau au port ?
— Peut-être que non… Parce que le second ne sait pas faire le point… Il est vrai qu’on prétend qu’avec la T.S.F. le télégraphiste peut toujours reconnaître la position…
— Tu le voyais souvent, le télégraphiste ?
— Jamais ! Faut pas vous imaginer qu’on circule ici-dedans comme maintenant… Il y a des quartiers pour les uns, des quartiers pour les autres… On reste des jours et des jours dans son coin…
— Et le chef mécanicien ?
— Celui-là, oui ! Je le voyais pour ainsi dire tous les jours.
— Comment était-il ?
P’tit Louis devint fuyant.
— Est-ce que je sais, à la fin ?… Et qu’est-ce que vous voulez y comprendre ?… Je voudrais vous y voir quand tout va mal, qu’un mousse a passé par-dessus bord, qu’un joint de vapeur saute, que le capitaine s’obstine à faire traîner le chalut là où il n’y a pas un poisson, qu’un homme attrape la gangrène, et tout… Alors vous jureriez des milliards de tonnerre de Dieu !… Et, pour un oui ou pour un non, vous flanqueriez votre poing à la figure de quelqu’un !… Quand on vous dit par-dessus le marché que le capitaine, là-haut, est dingo…
— Il l’était ?
— Je ne suis pas allé le lui demander… Puis…
— Puis ?…
— Après tout, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Il y aura toujours quelqu’un qui vous le dira… Paraît qu’ils étaient trois, là-haut, à ne pas quitter leur revolver… Trois à s’épier, à avoir peur l’un de l’autre… C’est tout juste si le capitaine sortait parfois de sa cabine, où il avait fait apporter les cartes, le compas, le sextant et le reste…
— Et cela a duré trois mois ?
— Oui ! Est-ce que vous avez encore des choses à me demander ?
— Merci… Tu peux aller…
P’tit Louis s’éloigna comme à regret, resta un instant devant l’écoutille à observer le commissaire qui fumait sa pipe à petites bouffées.
Des cales béantes, on extrayait toujours de la morue, à la lueur des lampes à acétylène. Mais le policier voulait oublier les wagons, les débardeurs, les quais, les jetées et le phare.
Il était debout sur un univers de tôle et, les yeux mi-clos, il évoquait la pleine mer, un champ de houles égales que l’étrave labourait sans répit, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine.
— Si vous croyez qu’on circule comme maintenant.
Des hommes aux machines. Des hommes dans le poste avant. Et, dans le château arrière, une pincée d’humains : le capitaine, son second, le chef mécanicien et le télégraphiste.
Une petite lampe d’habitacle pour éclairer le compas. Des cartes étalées.
Trois mois !
Quand ils étaient revenus, le capitaine Fallut avait rédigé son testament par lequel il affirmait son intention de mettre fin à ses jours.
Une heure après l’arrivée à quai, il était étranglé, jeté dans le bassin.
Et Mme Bernard, sa logeuse, se désolait parce que cela rendait désormais impossible une union bien assortie ! Le chef mécanicien faisait des scènes à sa femme ! Une certaine Adèle tenait tête à un inconnu, mais fuyait avec lui au moment où Maigret lui mettait sous le nez son portrait raturé d’encre rouge !
Le télégraphiste Le Clinche, dans sa prison, se montrait d’une humeur massacrante !
Le bateau bougeait à peine. Tout juste un mouvement léger, comme le soulèvement d’une poitrine. Un des trois hommes du gaillard d’avant jouait de l’accordéon.
Maigret, en tournant la tête, aperçut sur le quai deux silhouettes de femmes, se précipita, franchit la passerelle.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Il rougit parce que le ton avait été âpre, parce que surtout il avait conscience d’être gagné à son tour par cette frénésie qui animait tous les acteurs du drame.
— Nous avons voulu voir le bateau…, dit Mme Maigret avec une humilité désarmante.
— C’est ma faute ! intervint Marie Léonnec. C’est moi qui ai insisté pour…
— C’est bon ! C’est bon ! Vous avez dîné ?…
— Il est dix heures… et vous ?…
— Oui… Merci…
Il n’y avait guère que le Rendez-Vous des Terre-Neuvas à être encore éclairé. Sur la jetée, on devinait quelques silhouettes : des touristes qui faisaient consciencieusement leur promenade du soir.
— Vous avez découvert quelque chose ? questionna la fiancée de Le Clinche.
— Pas encore ! Ou pas grand-chose !
— Je n’ose pas vous demander une faveur…
— Dites toujours !
— Je voudrais voir la cabine de Pierre… Est-ce que vous permettez ?
Il l’y conduisit en haussant les épaules, tandis que Mme Maigret refusait de franchir la passerelle.
Une véritable boîte de métal. Les appareils de T.S.F. Une table de tôle, un banc et une couchette. Sur une cloison, le portrait de Marie Léonnec en costume breton. Il y avait de vieux souliers par terre, un pantalon sur la couchette.
La jeune fille respirait cette atmosphère avec une curiosité mêlée de joie.
— Oui !… Ce n’est pas tout à fait comme ça que je me le figurais… Ses souliers n’ont jamais été cirés… Tenez ! il buvait toujours dans ce verre, sans le laver…
Une drôle de fille ! Un mélange de timidité, de faiblesse, de bonne éducation et, d’autre part, d’énergie et d’audace. Elle hésitait.
— Et la cabine du capitaine ?
Maigret esquissa une ombre de sourire, car il comprenait qu’au fond d’elle-même elle espérait faire une découverte. Il l’y conduisit. Il alla même chercher une lanterne qui se trouvait sur le pont.
— Comment peuvent-ils vivre dans cette odeur ?… soupira-t-elle.
Elle regardait avec attention autour d’elle. Il la vit se troubler, de timidité, en articulant :
— Pourquoi le lit a-t-il été surélevé ?
Il en laissa éteindre sa pipe. L’observation était juste. Tout l’équipage couchait dans des cadres faisant en quelque sorte partie de l’architecture même du bateau. Seul le capitaine avait un lit de fer.
Or, sous chaque pied, on avait posé un cube de bois.
— Vous ne trouvez pas que c’est étrange ?… On dirait…
— Continuez…
Toute trace de mauvaise humeur avait disparu. Maigret voyait le visage pâle de la jeune fille se tirer sous l’effet de la réflexion et de la joie.
— On dirait… mais vous allez rire de moi !… qu’on a surélevé le lit pour que quelqu’un puisse se cacher dessous… Sans les morceaux de bois, le sommier est beaucoup trop bas… Tandis que comme ceci…
Et avant qu’il eût pu intervenir, elle se couchait par terre, en dépit de la saleté qui recouvrait le plancher. Elle se glissait sous le lit.
— Il y a place ! dit-elle.
— Oui… Venez…
— Un moment, voulez-vous ?… Passez-moi un instant la lampe, commissaire…
Elle se taisait.
Il ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle faisait. Il s’impatientait.
— Eh bien ?…
— Oui… Attendez…
Elle revint soudain, son tailleur gris tout maculé, les prunelles fiévreuses.