Александр Герцен - Том 7. О развитии революционных идей в России
On ne se retrouve plus. Est-ce bien là l'Europe que nous avons connue et aimée?
En vérité, s'il n'y avait pas d'Angleterre, libre et fière, si ce diamant enchâssé dans l'argent de la mer, comme dit Shakespeare, cessait de briller; si la Suisse pa'r crainte du César persistait comme l'apôtre Pierre à renier son principe; si le Piémont, ce seul bras libre et fort de l'Italie, si ce refuge, dis-je, de la civilisation chassée du Nord et se repliant derrière les Alpes sans oser nasser les Apennins, venait soudain à se fermer aux sentiments humains; si, en un mot, ces trois pays allaient être infectés du souffle délétère de Paris et de Vienne, l'on pourrait croire que]a dissolution du vieux monde eût déjà été perpétrée par les mains parricides des conservateurs, et que la barbarie eût déjà commencé en France et en Allemagne.
Au milieu de ce chaos, de cette agonie en démence, de cet enfantement douloureux; au milieu de ce monde qui s'écroule putréfié autour d'un berceau, les regards se dirigent involontairement vers l'Orient.
Pareil à une montagne sombre qui se dégage du brouillard, on y distingue un empire menaçant, hostile; on dirait même qu'il s'avance comme une avalanche ou comme un héritier impatient, prêt à accélérer la lenteur des derniers moments du moribond.
Cet empire, inconnu il y a deux siècles, s'est tout à coup présenté grossièrement, et sans invitation, sans droit, il est venu s'asseoir, le verbe haut, au concile des souverains de l'Europe, en réclamant sa part du butin à la conquête duquel il n'avait nullement contribué.
Personne n'osa lui contester ses prétentions de s'immiscer dans les affaires de l'Europe.
Charles XII tenta l'essai, mais son glaive jusque-là invincible se brisa à la tâche; Frédéric II voulut s'opposer aux empiétements de la cour de Pétersbourg; Kœnigsberg et Berlin tombèrent au pouvoir de l'ennemi du Nord. Le tzar Napoléon pénétra a la tête d'un demi-million d'hommes jusqu'au cœur du géant. H en sortit furtivement, seul, dans un misérable traîneau de poste. L'Europe vit avec stupéfaction la fuite de Napoléon, les nuées de Cosaques volant à sa poursuite, les armées russes s'acheminant vers Paris et jetant sur leur chemin, à l'Allemagne, l'aumône de son indépendance nationale. Vampire monstrueux, il ne semble exister que pour guetter les fautes des peuples et des rois. Hier nous l'avons vu presque écraser l'Autriche en l'aidant contre a Hongrie, demain nous le verrons proclamer la Marche de Brandebourg province de l'empire russe, pour donner appui au roi de Berlin.
Et dire que, à la veille du grand combat, l'on sait si peu sur ce nouveau lutteur, arrogant, armé de pied en cap, et prêt à passer la frontière au premier appel de ses amis de la réaction! A peine connaît-on son armure, les couleurs de son drapeau, et l'on se tient à sa parole officielle, à des notions vagues, sans remarquer ce qu'il y a de contradictoire dans tous les récits qui circulent à son sujet.
Les uns ne parlent que de l'omnipotence du tzar, de l'insolence gouvernementale, de la servilité des sujets; les autres disent que l'impérialisme de Pétersbourg n'est point national, que le peuple, courbé sous le double joug du souverain et de la noblesse, souffre l'oppression mais ne l'accepte pas, qu'il n'est pas annihilé mais seulement malheureux. Et pourtant cette même population sert de ciment à ce tout colossal qui l'opprime. D'autres viennent ajouter que le peuple russe est une vile multitude d'ivrognes et d'ilotes, et tels autres encore constatent en Russie une race intelligente et bien douée.
Il y a pour moi quelque chose de tragique dans cette distraction senile, avec laquelle le vieux monde confond toutes les notions concernant son antagoniste.
Dans cet amas d'opinions contradictoires percent tant de connaissances immobiles, une si triste légèreté, des préjugés tellement tenaces, que, malgré nous, notre regard ne trouve d'autre point de comparaison dans l'histoire que celui de la décadence romaine.
Alors aussi, à la veille de la révolution chrétienne, à la veille de la victoire des barbares, l'on proclamait l'éternité de Rome, la folie impuissante de la secte nazaréenne, et la chimère des dangers qu'annonçait le mouvement du monde barbare.
C'est à vous, Monsieur, que revient à juste titre le mérite d'avoir parlé le premier en France de la Russie populaire; vous aviez déjà appliqué la main sur le cœur, sur la source même de la vie; la vérité allait jaillir sous la pression de votre puissant génie, quand, soudain par un mouvement de colère vous avez retiré cette main fraternelle, et la source aussitôt vous a apparu troublée et confuse.
J'ai lu, avec une profonde douleur, vos paroles irritées. Triste, le cœur gros, je cherchais en vain, je l'avoue, l'historien, le philosophe, et plus que tout cela, l'homme aimant que nous onnaissons tous. J'ai hâte de le dire; j'ai parfaitement apprécié la cause de votre indignation: la sympathie pour la malheureuse Pologne a parlé par vous. Nous aussi, nous la connaissons, Monsieur, la sympathie pour nos frères polonais, et chez nous ce n'est pas de la compassion, c'est du remords, c'est de la honte. Aimer la Pologne! Nous l'aimons tous, mais est-ce bien la conséquence inévitable de ce sentiment que de lui victimer un peuple également malheureux, un peuple qui a dû prêter ses mains gar-rotées à un gouvernement féroce pour commettre des crimes? Soyons généreux, et n'oublions pas que nous venons de voir un peuple qui, armé du suffrage universel et de baïonnettes citoyennes, n'en a pas moins consenti au rétablissement de l'ordre de Varsovie à Rome; ne voyons-nous pas aujourd'hui… mais regardez plutôt ce qui se passe sous vos yeux… et pourtant nous ne disons pas que les Français ont cessé d'être hommes; nous attendons.
Il est temps d'oublier cette lutte malheureuse entre des frères; parmi nous, il n'y a pas de vainqueur; la Pologne ainsi que la Russie succombent à un ennemi commun. Le martyr, l'offensé lui-même, se détourne d'un passé également douloureux pour nous tous. L'ami illustre que vous citez, le grand poète Mickiewicz, en est une preuve.
Ne dites pas, Monsieur, en parlant des opinions du barde polonais, que c'est «de la clémence», que «ce sont des erreurs des saints». Non; ce sont là des fruits d'une longue et consciencieuse méditation, d'une intuition profonde des destinées du monde slave. Il est beau de pardonner à ses ennemis, mais il est quelque chose de plus humain encore: c'est de les comprendre, car comprendre c'est déjà absoudre, réhabiliter, se réconcilier.
– Le monde slave tend à s'unir; cette tendance apparaît immédiatement après la période napoléonienne. L'idée d'une fédération slave germait déjà dans les plans révolutionnaires de Pestel et de Mouravioff. Plusieurs Polonais ont pris part à la conspiration russe.
Lorsque la révolution de 1830 éclata à Varsovie, le peuple russe ne manifesta aucune animosité contre les rebelles du tzar;»a jeunesse était, cœur et âme, pour la cause polonaise. Je me rappelle avec quel enthousiasme nous nous précipitions vers les nouvelles de Varsovie; nous avons pleuré comme des enfants au récit du service funèbre célébré dans la capitale de la Pologne, en honneur de nos martyrs de Pétersbourg. La sympathie pour les Polonais nous exposait à des punitions criminelles; il fallait la refouler dans son cœur et se taire.
Il est possible qu'un sentiment d'animosité, sentiment d'ailleurs parfaitement mérité, et celui d'un patriotisme exclusif, avait prédominé encore en Pologne lors de la guerre de 1830. Depuis, Mickiewicz, les travaux philologiques et historiques de plusieurs écrivains slaves, une connaissance plus approfondie des peuples européens acquise pendant le triste pèlerinage de l'émigration, ont donné aux idées une tout autre direction. Les Polonais ont senti que la guerre n'était pas entre eux et le peuple russe; ils ont compris qu'ils ne pouvaient combattre autrement que POUR LEUR LIBERTÉ ET LA NÔTRE, ainsi que le disait l'inscription sublime de leur drapeau révolutionnaire.
L'héroïque émissaire Konarski, qui fut en 1839 torturé et fusillé à Vilna, appelait à la révolte les Russes et les Polonais sans distinction de nationalité. La Russie le remercia d'une manière qui fut aussi tragique que tout ce qu'elle fait depuis qu'une botte à l'allemande foule sa poitrine.
Un jeune homme enthousiaste, ardent, dévoué, officier russe du régiment en garnison à la forteresse, Koravaïeff, résolut de sauver Konarski. Son jour de service arrivait; il avait déjà tout préparé pour la fuite, quand, trahi par un malheureux coaccusé du martyr polonais, il se vit déjoué dans son projet. Le jeune homme fut arrêté; chargé de fers, il est allé expier, aux mines de la Sibérie, le réveil d'un devoir supérieur à sa consigne. On n'a jamais entendu parler de lui.
J'ai passé cinq années en exil, dans les provinces éloignées de l'empire; j'ai eu l'occasion d'y rencontrer une grande quantité de Polonais exilés; il y en a dans chaque ville de district, des familles entières ou des malheureux isolés. Je m'en rapporterais volontiers à leur témoignage; j'en suis convaincu que la sympathie ne leur a pas fait défaut parmi les habitants du pays. Il est bien entendu, Monsieur, que je ne parle ici ni de la police, ni de la haute hiérarchie militaire. Cette dernière ne se distingue nulle part par son amour pour la liberté, et encore moins en Russie Je pourrais aussi vous citer les étudiants polonais envoyés chaque an dans les universités russes, afin d'être tenu loin des écoles polonaises; qu'ils racontent l'accueil que leur faisaient partout leurs nouveaux camarades. Ils nous quittaient les larmes aux yeux.
Vous vous rappelez, Monsieur, qu'en 1847, à Paris, lorsque les émigrés polonais célébraient l'anniversaire de leur révolution, un Russe se présenta à leur tribune pour demander l'amitié et l'oubli du passé. C'était notre malheureux ami Michel Bakou-nine. Au reste je ne veux pas seulement en appeler à l'exemple d'un de mes compatriotes. Je choisis parmi ceux que l'on croit être nos ennemis, un homme que vous-même avez nommé dans votre belle légende sur Kosciusko. Interrogez à ce sujet le Nestor de la démocratie polonaise, demandez des renseignements à M. Biernacki, l'un des ministres de la Pologne révolutionnaire. Je m'en rapporte à cette noble intelligence, que d'ailleurs de longs malheurs auraient certainement pu aigrir contre tout ce qui porte le nom de Russe; il ne démentira pas mes paroles.
La solidarité qui lie la Pologne et la Russie entre elles d'abord et au monde slave ensuite, ne peut plus être contestée; elle apparaît dans toute son évidence. Plusencore; sans la Russie, le monde slave n'a pas d'avenir; sans la Russie, il se fondra, il avortera, il sera absorbé par l'élément germanique; il deviendra autrichien, il ne sera pas lui-même. Or, je ne crois pas que telles soient ni sa mission ni sa destinée.
En suivant le développement successif de votre idée, je dois vous avouer, Monsieur, qu'il m'est impossible d'accepter le raisonnement par lequel vous tâchez de prouver que l'Europe entière ne soit qu'une personne, dont chaque nation forme un organe indispensable.
Il me semble que toutes les nations germano-romaines sont nécessaires au monde européen, parce qu'elles existent, mais qu'il serait difficile de prouver qu'elles existent parce qu'elles étaient nécessaires. Aristote déjà distinguait la nécessité préexistante de la nécessité postérieure. La nature accepte la fatalité des faits accomplis, mais il y a grande fluctuation et variété dans la possibilité des faits réalisables. Ce n'est donc qu'à ce titre que le monde slave a le droit de revendiquer son unité; d'autant plus qu'une même race le compose.
La centralisation est contraire au génie slave; la fédération, en revanche, découle de sa nature. Une fois groupé et lié ensemble dans une association de peuples libres et autonomes, le monde slave pourra enfin commencer sa véritable existence historique. Son passé ne peut être considéré qu'au point de vue d'une préparation, d'une croissance, d'un purgatoire. Les formes historiques de l'Etat ne correspondaient jamais à l'idée nationale des Slaves, idéal vague, instinctif, si vous voulez, mais par là même accusant une singulière vitalité dans l'avenir. Les Slaves apportaient dans tout ce qu'il faisaient, une étrange demi-attention, voire même, une apathie étonnante. Ainsi nous voyons la Russie entière passer de l'idolâtrie au christianisme, sans secousse, sans révolte, uniquement par obéissance passive aux ordres du grand prince Vladimir, et sous l'influence de Kiev. On précipita sans regret les vieilles idoles dans le Volkhov, on se soumit au nouveau dieu comme à une nouvelle idole.
Huit siècles après, une partie de la Russie acceptait également la civilisation commanditée à l'étranger et munie d'estampille allemande.
Le monde slave ressemble à une femme qui n'a pas encore aimé, et qui par là même paraît ne prendre aucun intérêt à tout ce qui se passe autour d'elle; être inutile; oubliée, étrangère. Mais ne préjugeons pas de l'avenir; la femme est jeune, et déjà une agitation inquiète soulève son cœur et le fait tressaillir. Quant à la richesse du génie national, il nous suffit de montrer la Pologne, le seul peuple slave qui avait, en même temps, des périodes de force et de liberté.
Le monde slave ne paraît hétérogène qu'à la surface. Sous la couche supérieure de la Pologne chevaleresque, libérale et catholique, et de la Russie impériale, assujettie et byzantine; sous la domination démocratique du vay vode serbe, sous la bureaucratie autrichienne qui pèse sur l'Illyrie, sur la Dalmatie et sur le Banat; sous le pouvoir patriarcaj des Osmanlis, et sous la bénédiction du Vladicà de Monténégro, il repose un peuple physiologiquement, ethnographiquement homogène.