Федор Тютчев - Том 3. Публицистические произведения
Le parti révolutionnaire, en Allemagne surtout, paraît s’être persuadé que puisque lui-même faisait si bon marché de l’élément national, il en serait de même dans tous les pays soumis à son action et que partout et toujours la question de principe primerait la question de nationalité. Déjà les événements de la Lombardie ont dû faire faire de singulières réflexions aux étudiants réformateurs de Vienne, qui s’étaient imaginé qu’il suffisait de chasser le prince de Metternich et de proclamer la liberté de la presse pour résoudre les formidables difficultés qui pèsent sur la monarchie autrichienne. Les Italiens n’en persistent pas moins à ne voir en eux que des Tedeschi et des Barbari, tout comme s’ils ne s’étaient pas régénérés dans les eaux lustrales de l’émeute. Mais l’Allemagne révolutionnaire ne tardera pas à recevoir à cet égard une leçon plus significative et plus sévère encore, car elle lui sera administrée de plus près. En effet, on n’a pas pensé qu’en brisant ou en affaiblissant tous les anciens pouvoirs, qu’en remuant jusque dans ses profondeurs tout l’ordre politique de ce pays, on allait y réveiller la plus redoutable des complications, une question de vie et de mort pour son avenir — la question des races. On avait oublié qu’au cœur même de cette Allemagne, dont on rêve
l’unité, il y avait dans le bassin de la Bohême et dans les pays slaves qui l’entourent six à sept millions d’hommes pour qui, de générations en générations, l’Allemand depuis des siècles n’a pas cessé d’être un seul instant quelque chose de pis qu’un étranger, pour qui l’Allemand est toujours un Немец…Il ne s’agit pas ici bien entendu du patriotisme littéraire de quelques savants de Prague, tout honorable qu’il puisse être; ces hommes ont rendu sans doute de grands services à la cause de leur pays et ils lui en rendront encore; mais la vie de la Bohême n’est pas là. La vie d’un peuple n’est jamais dans les livres que l’on imprime pour lui, à moins toutefois que ce ne soit le peuple allemand; la vie d’un peuple est dans ses instincts et dans ses croyances, et les livres, il faut l’avouer, sont bien plus puissants pour les énerver et les flétrir que pour les ranimer et les faire vivre. Tout ce qui reste donc à la Bohême de vraie vie nationale est dans ses croyances Hussites, dans cette protestation toujours vivante de sa nationalité slave opprimée contre l’usurpation de l’Eglise romaine, aussi bien que contre la domination allemande. C’est là le lien qui l’unit à tout son passé de luttes et de gloire, et c’est là aussi le chaînon qui pourra rattacher un jour le Чех de la Bohême à ses frères d’Orient. On ne saurait assez insister sur ce point, car ce sont précisément ces réminiscences sympathiques de l’Eglise d’Orient, ce sont ces retours vers la vieille foi dont le hussitisme dans son temps n’a été qu’une expression imparfaite et défigurée, qui établissent une différence profonde entre la Pologne et la Bohême: entre la Bohême ne subissant que malgré elle le joug de la communauté occidentale, et cette Pologne factieusement catholique — séide fanatique de l’Occident et toujours traître vis-à-vis des siens.
Je sais que pour le moment la véritable question en Bohême ne s’est pas encore posée et que ce qui s’agite et se remue à la surface du pays, c’est du libéralisme le plus vulgaire mêlé de communisme dans les villes et probablement d’un peu de jacquerie dans les campagnes. Mais toute cette ivresse tombera bientôt, et au train dont vont les choses le fond de la situation ne tardera pas à paraître. Alors la question pour la Bohême sera celle-ci: une fois l’Empire d’Autriche dissous par la perte de la Lombardie et par l’émancipation maintenant complète de la Hongrie, que fera la Bohême avec ces peuples qui l’entourent, Moraves, Slovaques, c’est-à-dire sept à huit millions d’hommes de même langue et de même race qu’elle? Aspirera-t-elle à se constituer d’une manière indépendante, ou se prêtera-t-elle à entrer dans le cadre ridicule de cette future Unité Germanique qui ne sera jamais que l’Unité du Chaos? Il est peu probable que ce dernier parti la tente beaucoup. Dès lors elle se trouvera infailliblement en butte à toutes sortes d’hostilités et d’agressions, et pour y résister ce n’est certes pas sur la Hongrie qu’elle pourra s’appuyer. Pour savoir donc quelle est la puissance vers laquelle la Bohême, en dépit des idées qui dominent aujourd’hui et des institutions qui la régiront demain, se trouvera forcément entraînée, je n’ai besoin de me rappeler que ce que me disait en 1841 à Prague le plus national des patriotes de ce pays. «La Bohême, me disait Hancka, ne sera libre et indépendante, ne sera réellement en possession d’elle-même que le jour où la Russie sera rentrée en possession de la Gallicie». En général c’est une chose digne de remarque que cette faveur persévérante que la Russie, le nom russe, sa gloire, son avenir, n’ont cessé de rencontrer parmi les hommes nationaux de Prague; et cela au moment même où notre fidèle alliée l’Allemagne se faisait avec plus de désintéressement que d’équité la doublure de l’émigration polonaise, pour ameuter contre nous l’opinion publique de l’Europe entière. Tout Russe qui a visité Prague dans le courant de ces dernières années pourra certifier que le seul grief qu’il y ait entendu exprimer contre nous, c’était de voir la réserve et la tiédeur avec lesquelles les sympathies nationales de la Bohême étaient accueillies parmi nous. De hautes, de généreuses considérations nous imposaient alors cette conduite; maintenant assurément ce ne serait plus qu’un contresens: car les sacrifices que nous faisions alors à la cause de l’ordre, nous ne pourrions les faire désormais qu’au profit de la Révolution.
Mais s’il est vrai de dire que la Russie dans les circonstances actuelles a moins que jamais le droit de décourager les sympathies qui viendraient à elle, il est juste de reconnaître d’autre part une loi historique qui jusqu’à présent a providentiellement régi ses destinées: c’est que ce sont toujours ses ennemis les plus acharnés qui ont travaillé avec le plus de succès au développement de sa grandeur. Cette loi providentielle vient de lui en susciter un qui certainement jouera un grand rôle dans les destinées de son avenir et qui ne contribuera pas médiocrement à en hâter l’accomplissement. Cet ennemi c’est la Hongrie, j’entends la Hongrie magyare. De tous les ennemis de la Russie c’est peut-être celui qui la hait de la haine la plus furieuse. Le peuple magyar, en qui la ferveur révolutionnaire vient de s’associer par la plus étrange des combinaisons à la brutalité d’une horde asiatique et dont on pourrait dire, avec tout autant de justice que des Turcs, qu’il ne fait que camper en Europe, vit entouré de peuples slaves qui lui sont tous également odieux. Ennemi personnel de cette race, dont il a pendant si longtemps abîmé les destinées, il se retrouve après des siècles d’agitations et de turbulence toujours encore emprisonné au milieu d’elle. Tous ces peuples qui l’entourent: Serbes, Croates, Slovaques, Transylvaniens et jusqu’aux Petits-Russiens des Carpathes, sont les anneaux d’une chaîne qu’il croyait à tout jamais brisée. Et maintenant il sent au-dessus de lui une main qui pourra, quand il lui plaira, rejoindre ces anneaux et resserrer la chaîne à volonté. De là sa haine instinctive contre la Russie. D’autre part, sur la foi du journalisme étranger, les meneurs actuels du parti se sont sérieusement persuadés que le peuple magyare avait une grande mission à remplir dans l’Orient Orthodoxe; que c’était à lui, en un mot, à tenir en échec les destinées de la Russie… Jusqu’à présent l’autorité modératrice de l’Autriche avait tant bien que mal contenu toute cette turbulence et cette déraison; mais maintenant que le dernier lien a été brisé et que c’est le pauvre vieux père, tombé en enfance, qui a été mis en tutelle, il est à prévoir que le Magyarisme complètement émancipé va donner libre cours à toutes ces excentricités et courir les aventures les plus folles. Déjà il a été question de l’incorporation définitive de la Transylvanie. On parle de faire revivre d’anciens droits sur les principautés du Danube et sur la Serbie. On va redoubler de propagande dans tous ces pays-là pour les ameuter contre la Russie, et quand on y aura mis la confusion partout, on compte bien un beau jour s’y présenter en armes pour revendiquer, au nom de l’Occident lésé dans ses droits, la possession des bouches du Danube et dire à la Russie d’une voix impérieuse: «Tu n’iras pas plus loin». — Voilà certainement quelques articles du programme qui s’élabore maintenant à Presbourg. L’année dernière tout cela n’était encore que phrases de journal, maintenant cela peut, d’un moment à l’autre, se traduire par des tentatives très sérieuses et très compromettantes. Ce qui paraît néanmoins le plus imminent, c’est un conflit entre la Hongrie et les deux royaumes slaves qui en dépendent. En effet, la Croatie et la Slavonie, ayant prévu que l’affaiblissement de l’autorité légitime à Vienne allait les livrer infailliblement à la discrétion du Magyarisme, ont, à ce qu’il paraît, obtenu du gouvernement autrichien la promesse d’une organisation séparée pour elles, en y joignant la Dalmatie et la frontière militaire. Cette attitude que ces pays ainsi groupés essaient de prendre vis-à-vis de la Hongrie ne manquera pas d’exaspérer tous les anciens différends et ne tardera pas à y faire éclater une franche guerre civile, et comme l’autorité du gouvernement autrichien se trouvera probablement trop débile pour s’interposer avec quelque chance de succès entre les combattants, les Slaves de la Hongrie qui sont les plus faibles succomberaient probablement dans la lutte sans une circonstance qui doit tôt ou tard leur venir nécessairement en aide: c’est que l’ennemi qu’ils ont à combattre est avant tout l’ennemi de la Russie, et c’est qu’aussi sur toute cette frontière militaire, composée aux trois quarts de Serbes orthodoxes, il n’y a pas une cabane de colon (au dire même des voyageurs autrichiens) où, à côté du portrait de l’empereur d’Autriche, l’on ne découvre le portrait d’un autre Empereur que ces races fidèles s’obstinent à considérer comme le seul légitime. D’ailleurs (pourquoi se le dissimuler) il est peu probable que toutes ces secousses de tremblement de terre qui bouleversent l’Occident s’arrêtent au seuil des pays d’Orient; et comment pourrait-il se faire que dans cette guerre à outrance, dans cette croisade d’impiété que la Révolution, déjà maîtresse des trois quarts de l’Europe Occidentale, prépare à la Russie, l’Orient Chrétien, l’Orient Slave-Orthodoxe, lui dont la vie est indissolublement liée à la nôtre, ne se trouvât entraîné dans la lutte à notre suite, et c’est peut-être même par lui que la guerre commencera: car il est à prévoir que toutes ces propagandes qui le travaillaient déjà, propagande catholique, propagande révolutionnaire, etc., etc… toutes opposées entre elles, mais réunies dans un sentiment de haine commune contre la Russie, vont maintenant se mettre à l’œuvre avec plus d’ardeur que jamais. On peut être certain qu’elles ne reculeront devant rien pour arriver à leurs fins… Et quel serait, juste Ciel! le sort de toutes ces populations chrétiennes comme nous, si, en butte, comme elles le sont déjà à toutes ces influences abominables, si la seule autorité qu’elles invoquent dans leurs prières venait à leur faire défaut, dans un pareil moment? — En un mot, quelle ne serait pas l’horrible confusion où tomberaient ces pays d’Orient aux prises avec la Révolution, si le légitime Souverain, si l’Empereur Orthodoxe d’Orient tardait encore longtemps à y apparaître!
Non, c’est impossible. Des pressentiments de mille ans ne trompent point. La Russie, pays de foi, ne manquera pas de foi dans le moment suprême. Elle ne s’effraiera pas de la grandeur de ses destinées et ne reculera pas devant sa mission.
Et quand donc cette mission a-t-elle été plus claire et plus évidente? On peut dire que Dieu l’écrit en traits de feu sur ce Ciel tout noir de tempêtes. L’Occident s’en va, tout croule, tout s’abîme dans une conflagration générale, l’Europe de Charlemagne aussi bien que l’Europe des traités de 1815; la papauté de Rome et toutes les royautés de l’Occident; le Catholicisme et le Protestantisme; la foi depuis longtemps perdue et la raison réduite à l’absurde; l’ordre désormais impossible, la liberté désormais impossible, et sur toutes ces ruines amoncelées par elle, la civilisation se suicidant de ses propres mains…
Et lorsque au-dessus de cet immense naufrage nous voyons comme une Arche Sainte surnager cet Empire plus immense encore, qui donc pourrait douter de sa mission, et serait-ce à nous, ses enfants, à nous montrer sceptiques et pusillanimes?..
12 avril 1848
La question Romaine*
Si, parmi les questions du jour ou plutôt du siècle, il en est une qui résume et concentre comme dans un foyer toutes les anomalies, toutes les contradictions et toutes les impossibilités contre lesquelles se débat l’Europe Occidentale, c’est assurément la question romaine.
Et il n’en pouvait être autrement, grâce à cette inexorable logique que Dieu a mise, comme une justice cachée, dans les événements de ce monde. La profonde et irréconciliable scission qui travaille depuis des siècles l’Occident, devait trouver enfin son expression suprême, elle devait pénétrer jusqu’à la racine de l’arbre. Or, c’est un titre de gloire que personne ne contestera à Rome: elle est encore de nos jours, comme elle l’a toujours été, la racine du monde occidental. Il est douteux toutefois, malgré la vive préoccupation que cette question suscite, qu’on se soit rendu un compte exact de tout ce qu’elle contient.