Александр Петрушевский - Генералиссимус князь Суворов
Les Turcs se préparent à la guerre; les jacobins leur influent, que jadis ils étaient vainqueurs des chrétiens pour n'avoir reposé que dans des guerres, et que c'était à eux d'attaquer au dépourvu, ne suivant pas en celà l'usage des puissances européennes, en déclarant la rupture. Depuis l'arrivée de notre ambassadeur à Constantinople, les lettres de notre ministère m'ont manqué. Mais ils n'ont point raison de l'entreprendre avant d'avoir mis leurs forteresses en état respectable et, en attendant, ils pourraient donner une autre consistance à leur armée. Sur le pied adopté en Europe comme ils l'ont entrepris, et quoi qu'ils manqueront de Pierre le Grand, ils ne seront point totalement dépourvus d'officiers étrangers aventuriers. Ils peinent expliquer l’alcoran à leur convenance, - lisez le Petit Traité en français du vieux archevêque Eugène.
Leur armement naval n'est pas à mépriser, comme l'excellent vaisseau «Иоанн Предтеча», pris par eux le démontre; leurs matelots chrétiens sont très bons, et quoique plusieurs officiers ne sont pas conséquents, ils ont aussi des Seitali. Le défaut qu'ils placent sur les ponts des vaisseaux des canons de différents calibres, peut être facilement redressé. Il n'est pas vrai, qu'ils ont craint notre flotte dans son enfance; les dernières campagnes de la guerre passée ils ont démontré qu'ils ne sont plus les mêmes qu'à Tchesmé. C'est pourquoi il faut leur opposer de notre part une flotte à voiles, qui puisse se mesurer avec eux, et gagner par là la prépondérance pour protéger notre flotte à rames et assurer les bords de notre côte contre les descentes. Ceci appartient à messieurs les amiraux.
Notre flotte à rames agira, en cas de rupture, en combinaison avec les troupes de terre; or jetons un coup d'œil sur son état et ce qui n'en faudrait détacher, pour les moyens défensifs, que nous laisserons au dos. Cette flotte à rames, en cas de rupture, livrera au canal de Jenikalé les 6 doubles chaloupes qui serviront trois campagnes; et lançons et kirlangitclis qui peuvent servir 4 campagnes, se trouvant à Taganrog, - en tout 17 bâtiments; on y ajoutera des 50 lotkas actuellement à Taman, - de 30 à 40, qui ne pourront pas servir à la guerre offensive, ayant servi pendant toute la dernière guerre. Pour la défense de l'entrée dans le liman du Dnieper, entre Kinbourn et Otchakoff, des bâtiments qui se trouvent à Nicolaeff, des 34 lançons - 15, qui ne sauront pas servir au delà de deux campagnes. De Kherson - 5 vielles chaloupes canonnières et 2 batteries que l'on armera; 1 tre-bocq et 1 fombas. Nombre total pour cette dernière défense - 24 bâtiments à rames, protégés par 2 frégates et soutenus par nos ouvrages de la pointe de la langue de terre de Kinbourn.
Par le résumé, il restera donc en tout, pour l'action offensive de la flotte, des bâtiments à rames: brigantins à Nicolaeff 1 bon et 9 pour 2 campagnes, à Kherson - 2 pour 4 campagnes et 3 bons, - en tout 15 bâtiments. Lançons de Nicolaeff, 3 bons et 19 pour 2 campagnes, à Kherson, 8 bons et 1 pour 4 campagnes, - en tout 31 lançons. Doubles chaloupes de Nicolaeff - 6, simple chaloupe - 1, 2 cutters pour 3 campagnes; le reste sont de mauvais bâtiments de transport, corsaires et autres. Le total de la flotte sera 55 bâtiments. Messieurs les amiraux sont mieux au fait de l'état de cette flotte et n'ignorent pas qu'on y doit une prompte et efficace réparation et une augmentation suffisante.
A Taganrog 58 lotkas du Don à l'usage des Tchernomorsky cosaques, dont 43 sont bonnes pour être armées en guerre; le reste sera réparé vers le mois d'avril. Comme ces cosaques Tchernomortzis sont indispensables pour la flotte à rames, on en équipera les lotkas qui peuvent monter de 60 à 65 bâtiments, y compté ce qui peut être mis en service offensif de Taman.
Des susdits cosaques, il doit se trouver sur cette flotte de 5 à 6000 hommes. Si l'on n'ajoute rien à ces bâtiments, il en restera peu pour les impulsions sur l'Anatolie, qui d'ailleurs, n'aboutiraient qu'à quelques dévastations, occasioneraient peu de diversions et pourraient être quelquefois dangereuses sans la protection de la flotte à voiles qui aura des objets plus solides à remplir. Ce plan pourrait être mieux rempli par des armateurs, comme le commerçant de Kherson Hakousi, qui propose déjà d'armer 6 bâtiments et promet de pouvoir les augmenter jusqu'à 15; il ne requiert à cette fin que les canons.
Les cosaques Tchernomortzis qui resteront en leurs habitations du Taman et à la forteresse de Phanagoria qu'on ne peut pas exposer à la merci du sort, sont plus aisément soutenus par le corps du Kouban que de la Tauride, d'au-delà du canal de Jenikalé. Ce corps était ordinairement composé de 4 régiments d'infanterie, de 20 escadrons de cavalerie, de 2 à 6 régiments de cosaques du Don selon les circonstances. Du fort Yaij jusqu'au Taman il avait quelques redoutes de communication, avec peu de monde et de canons; son capital était à Copil comme point central, endroit malsain (on pourrait le changer pour un meilleur sans trop s'éloigner), et sur le Kouban dont l'eau en été est de mauvaise salubrité. Elle n'est bonne et potable que des puits.
Le corps de la Tauride sera fort de 6 a 7,000 hommes d'infanterie et de 1,000 hommes de cavalerie avec 3 régiments de cosaques, on y laissera de l'artillerie à proportion.
Pour Kinbourn et ses points détachés il faudra 2 régitneuts d'infanterie, 1 régiment de cavalerie et 1 régiment de cosaques.
Première campagne.
Supposant les Turcs dans la situation actuelle, les forteresses cédées par la paix ne pouvant soutenir un siège, et s'il paraîtra bon de vouloir bien les prévenir en commençant la campagne de bonne heure et avant qu'ils aient rassemblé leurs troupes et se fussent portés vers le Danube, ce qui n'arrive ordinairement que vers le mois de juin.
Le corps du Caucase doit tâcher d'être en bonne intelligence avec les races tcherkesses pour faciliter ses opérations. Laissant pour la garde de sa ligne autant de troupes qu'il faudra, avec le reste ou la plus grande partie, conjointement avec le corps du Kouban, il se portera sur Anapa, s'en emparera de vive force et la rasera tout aussitôt; ce qu'il exécutera de même avec Soudjouk-kalé et Ghélendjik. Ayant fini cette besogne, les deux corps retourneront sur leurs pas.
Opérations au delà du Dniéster.
Passant au cou de Bender, un corps détaché № 2, fort de 15,000 hommes, longera les bords de la Mer Noire, s'emparera d'Ackermann. Palanque, Kilia, Ismaïl et par le côté gauche de Sunnia, pour faciliter l'entrée à notre flotte à rames par cette embouchure dans le Danube, qui prendra possession de Toultcha et d'Jsaktcha avec ses troupes de débarquement qui doivent être suffisantes. Tous ces points doivent être bien rasés exepté Kilia, qui servira de point de protection en seconde ligne aux postes considérables à fortifier de l'embouchure du Danube et du cap Tchertal. Sunnia surtout sera bien fortifiée, comme le seul passage pour des bâtiments de quelque chartre et servira de défense pour ne pas laisser entrer par cette embouchure les escadres à rames turques qui pourraient survenir.
Un autre corps, № 1, fort d'au delà de 20,000 hommes, donnera droit sur la forteresse de Brahilov, sans s'amuser en sa marche ailleurs s'il n'y est pas obligé, en fera le siège en forme, et tâchera de l'emporter en 21 jours. La flotte à rames, ayant fini avec les autres places de sa tâche, se joindra au plutôt avec ce corps pour seconder le siège qui néanmoins ne l'attendra pas en poussant ses travaux.
De même le corps № 3, fort de 15,000 hommes passé, donnera en premier lieu sur Khotin pour l'emporter de vive force, en démolissant ses ouvrages pour éviter de trop se partager en garnisons. Il se portera sur Giurgievo qu'il emportera d'emblée s'il le pourra ou autrement de siège, quoi-qu'en moins de jours qu'il est dit de Brahilov, comme celle-là étant plus faible; et tout de suite il s'emparera de Roustchouk qui n'a jamais été une forteresse. Ces deux places seront ruinées et rasées, évacuées des habitants, les notres n'ayant pas besoin de postes permanents. Il serait bon, si le temps est favorable de se défaire une fois de la même façon de Tourna et de Nicopolis.
Brahilov, capitale, reste bien fortifié avec une garnison suffisante selon les circonstances, quoique le général du corps № 3 doit y obvier à toute entreprise de l'ennemi en le battant en rase campagne. C'est pourquoi il faut qu'il ait de 36 à 40,000 hommes sans compter les Arnaouts qu'il pourrait lever. Si ce n'est pendant la première campagne, ce sera dans la suivante qu'avec la partie de ce corps il s'emparera sans perdre de temps de Silistrie, de Girsova, de Tourtoukay et du reste des nouveaux établissements des Turcs qui doivent être tout-à-fait rasés comme les autres, pour n'y jamais tenir des postes fixes et disperser les troupes. Après la prise de Giurgievo, il s'emparera facilement de la Valachie, mais comme il doit rester sur la défensive, il s'amusera peu avec Boukharest; son quartier général est plutôt aux environs de Fokschani et selon les circonstances. Il est de même de Jassy - il livrera garnison à Kilia, Sunnia, Kaptchadal et Braliilov et, outre les piquets et petites parties non superflues, il restera toujours ramassé avec les trois quarts de son corps, pour bien battre les infidèles en rase campagne qui, pour faire diversion aux corps agissants vers le Balkan ou le tourner, se hazarderaient à passer le Danube audessus de Brahilov ou par le Banat, puisqu'ils ne pourraient le faire au dessous - notre flotte a rames y dominant jusqu'à son embouchure.
Nous voilà 100 mille hommes, y comptées les troupes de débarquement sur la flotte à rames; même en entrant en opération avec 60 mille hommes, le reste doit suivre aussitôt; en cas d'obstacle on pourrait en rabattre très peu, le temps est le plus cher, - il faut savoir le ménager; souvent nos victoires précédentes étaient sans suites faute de monde. C'est un très faux principe de croire après une défaite de l'ennemi avoir tout fini, lorsqu'il reste à s'occuper de plus grands succès. Ainsi pourraient agir avec plus de solidité aussitôt après la prise de Brahilov les corps №№ 2 et 1 ; mais augmentés à 60 mille combattants, ils se combineront vis-à-vis de Toultcha, passeront le Danube, pénétreront jusqu'à Varna, l'emporteront d'emblée ou de vive force selon les circonstances. La flotte à rames qui agira avec 30 de ses plus gros bâtiments et 40 lotkas, laissant sur le point de Toultcha le reste, consistant en 25 bâtiments et 25 lotkas. Elle ne pourra entrer en rade à Varna jusqu'à ce que notre flotte à voiles n'y ait taillé en pièces, battu ou chassé l'escadre turque. Notre flotte à rames doit être augmentée, mais toujours protégée par celle à voiles - dès ce temps les opérations resteront compliquées avec celles des troupes de terre.
Pour percer jusqu'à Varna les Turcs qui, vers ce temps, ne pourront manquer de rassembler leur armée sous Schoumla et viendront dans ce trajet à notre rencontre, on tâchera de les bien battre et poursuivre avec célérité jusqu'à Schoumla qu'il faut attaquer et raser; et comme de là à Varna il y a une marche de près de 13 jours, il faudra que les mouvements de notre flotte à rames soient bien mesurés et qu'elle y trouve déjà la rade libre par notre flotte à voiles.
Alors si Varna ne peut être emportée de vive force, elle le sera par un siège de quelques jours. Cette entreprise deviendra difficile, si une escadre turque reste postée en sa rade, ce qui endommagerait beaucoup nous et nos travaux; c'est pourquoi aucun des moyens combinés ne doit manquer pour la prompte réussite de l'entreprise. Il est évident que la flotte turque sera alors en mer, elle ira à la rencontre de la nôtre qui lui livrera combat, tâchera de la défaire au possible et lui donnera la chasse jusqu'au canal de Constantinople: alors il serait facile pour notre flotte de tourner voile sur Varna.