Simenon, Georges - Laffaire Saint-Fiacre
— C’est que j’allais chasser et…
— Eh bien ! vous irez chasser un autre jour !
Maurice de Saint-Fiacre suivit Maigret en regardant le sol devant lui d’un air rêveur. Quand ils atteignirent l’allée principale du château, la messe de sept heures finissait et les fidèles, plus nombreux qu’à la première messe, sortaient, formaient des groupes sur le parvis. Quelques personnes pénétraient déjà dans le cimetière et les têtes seules dépassaient du mur.
À mesure que le jour se levait, le froid devenait plus vif, sans doute à cause de la bise qui balayait les feuilles mortes d’un bout de la place à l’autre, les faisait tournoyer comme des oiseaux au-dessus de l’étang Notre-Dame.
Maigret bourra sa pipe. N’était-ce pas la principale raison pour laquelle il avait entraîné son compagnon dehors ? Pourtant, dans la chambre même de la morte, le docteur fumait. Maigret avait l’habitude de fumer n’importe où.
Mais pas au château ! C’était un endroit à part, qui, pendant toute sa jeunesse, avait représenté ce qu’il y a de plus inaccessible !
« Aujourd’hui, le comte m’a appelé dans sa bibliothèque pour travailler avec lui ! » disait son père avec une pointe d’orgueil.
Et le gamin qu’était Maigret en ce temps-là regardait de loin, avec respect, la voiture d’enfant poussée par une nurse, dans le parc. Le bébé, c’était Maurice de Saint-Fiacre !
— Quelqu’un a-t-il intérêt à la mort de votre mère ?
— Je ne comprends pas… Le docteur vient de dire…
Il était anxieux. Il avait des gestes saccadés. Il prit vivement le papier que Maigret lui tendait et qui annonçait le crime.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?… Bouchardon parle d’un arrêt du cœur et…
— Un arrêt du cœur que quelqu’un a prévu quinze jours auparavant !
Des paysans les regardaient de loin. Les deux hommes approchaient de l’église, marchant lentement, suivant le cours de leurs pensées.
— Qu’est-ce que vous veniez faire au château ce matin ?
— C’est justement ce que je suis en train de me dire… articula le jeune homme. Vous me demandiez il y a un instant si… Eh bien ! oui… Il y a quelqu’un qui avait intérêt à la mort de ma mère… C’est moi !
Il ne raillait pas. Son front était soucieux. Il salua par son nom un homme qui passait à bicyclette.
— Puisque vous êtes de la police, vous avez déjà dû comprendre la situation… D’ailleurs cet animal de Bouchardon n’a pas manqué de parler… Ma mère était une pauvre vieille… Mon père est mort… Je suis parti… Restée toute seule, je crois bien qu’elle a eu la cervelle un peu dérangée… Elle a d’abord passé son temps à l’église… Puis…
— Les jeunes secrétaires !
— Je ne pense pas que ce soit ce que vous croyez et ce que Bouchardon voudrait insinuer… Pas de vice !… Mais un besoin de tendresse… Le besoin de soigner quelqu’un… Que ces jeunes gens en aient profité pour aller plus loin… Tenez ! cela ne l’empêchait pas de rester dévote… Elle devait avoir des crises de conscience atroces, tiraillée qu’elle était entre sa foi et ce… cette…
— Vous disiez que votre intérêt ?…
— Vous savez qu’il ne reste pas grand-chose de notre fortune… Et des gens comme ce monsieur que vous avez vu ont les dents longues. Mettons que dans trois ou quatre ans il ne serait rien resté du tout…
Il était nu-tête. Il se passa les doigts dans les cheveux. Puis, regardant Maigret en face et marquant un temps d’arrêt, il ajouta :
— Il me reste à vous dire que je venais ici aujourd’hui pour demander quarante mille francs à ma mère… Et ces quarante mille francs, j’en ai besoin pour couvrir un chèque qui, sans cela, sera sans provision… Vous voyez comme tout s’enchaîne !…
Il arracha une branche à une haie que l’on côtoyait. Il semblait faire un violent effort pour ne pas se laisser déborder par les événements.
— Et dire que j’ai amené Marie Vassilief avec moi !
— Marie Vassilief ?
— Mon amie ! Je l’ai laissée dans son lit, à Moulins… Elle est capable, tout à l’heure, de louer une voiture et d’accourir… C’est complet, quoi !
On éteignait seulement la lampe, dans l’auberge de Marie Tatin où quelques hommes buvaient du rhum. L’autocar faisant le service de Moulins allait partir, à moitié vide.
— Elle ne méritait pas ça ! fit la voix rêveuse de Maurice.
— Qui ?
— Maman !
Et à ce moment, il avait quelque chose d’enfantin, malgré sa taille, son commencement d’embonpoint. Peut-être fut-il enfin sur le point de pleurer ?
Les deux hommes faisaient les cent pas à proximité de l’église, parcourant sans cesse le même chemin, tantôt face à l’étang, tantôt en lui tournant le dos.
— Dites, commissaire ! Il n’est pourtant pas possible qu’on l’ait tuée… ou alors je ne m’explique pas…
Maigret y pensait, et si intensément qu’il en oubliait son compagnon. Il se remémorait les moindres détails de la première messe.
La comtesse à son banc… Personne ne s’était approché d’elle… Elle avait communié… Elle s’était agenouillée ensuite, le visage dans les mains… Puis elle avait ouvert son missel… Un peu plus tard, elle avait à nouveau le visage entre les mains…
— Vous permettez un instant ?
Maigret gravit les marches du perron, pénétra dans l’église où le sacristain préparait déjà l’autel pour la grand-messe. Le sonneur, un paysan fruste chaussé de lourds souliers à clous, rectifiait l’alignement des chaises.
Le commissaire marcha droit vers les stalles, se pencha, appela le bedeau qui se retournait.
— Qui a ramassé le missel ?
— Quel missel ?
— Celui de la comtesse… Il est resté ici…
— Vous croyez ?…
— Viens ici, toi ! dit Maigret au sonneur. Tu n’as pas vu le missel qui se trouvait à cette place ?
— Moi ?
Ou bien il était idiot, ou bien il le faisait. Maigret était nerveux. Il aperçut Maurice de Saint-Fiacre qui se tenait dans le fond de la nef.
— Qui s’est approché de ce banc ?
— La femme du docteur occupait cette place à la messe de sept heures…
— Je croyais que le docteur n’était pas croyant.
— Lui, peut-être ! Mais sa femme…
— Eh bien ! vous annoncerez à tout le village qu’il y a une grosse récompense pour celui qui me rapportera le missel.
— Au château ?
— Non ! Chez Marie Tatin.
Dehors, Maurice de Saint-Fiacre marchait à nouveau à côté de lui.
— Je ne comprends rien à cette histoire de missel.
— Arrêt du cœur, n’est-ce pas ?… Cela peut être provoqué par une forte émotion… Et cela a eu lieu un peu après la communion, c’est-à-dire après que la comtesse eut ouvert son missel… Supposez que, dans ce missel…
Mais le jeune homme secoua la tête d’un air découragé.
— Je ne vois aucune nouvelle capable d’émouvoir ma mère à ce point… D’ailleurs, ce serait tellement… tellement odieux…
Il en avait la respiration difficile. Il regardait le château d’un œil sombre.
— Allons boire quelque chose !
Ce n’était pas vers le château qu’il se dirigeait, mais vers l’auberge où son entrée créa une gêne. Les quatre paysans qui buvaient, du coup, n’étaient plus chez eux ! Ils saluaient avec un respect mêlé de crainte.
Marie Tatin accourait de la cuisine en essuyant les mains à son tablier.
Elle balbutiait :
— Monsieur Maurice… Je suis encore toute bouleversée par ce qu’on raconte… Notre pauvre comtesse…
Elle pleurait, elle ! Elle devait pleurer éperdument chaque fois que quelqu’un mourait au village.
— Vous étiez à la messe aussi, n’est-ce pas ?… dit-elle, prenant Maigret à témoin. Quand je pense qu’on ne s’est aperçu de rien. C’est ici qu’on est venu m’annoncer…
C’est toujours gênant, en pareil cas, de manifester moins de chagrin que des gens qui devraient être indifférents. Maurice écoutait ces condoléances en essayant de cacher son impatience et, par contenance, il alla prendre sur l’étagère une bouteille de rhum, en emplit deux verres.
Ses épaules furent secouées d’un frisson tandis qu’il buvait d’un trait, et il dit à Maigret :
— Je crois que j’ai pris froid en venant, ce matin…
— Tout le monde, dans le pays, est enrhumé, monsieur Maurice…
Et, à Maigret :
— Vous devriez faire attention aussi ! Cette nuit, je vous ai entendu tousser…
Les paysans s’en allaient. Le poêle était tout rouge.
— Un jour comme aujourd’hui ! disait Marie Tatin.
Et l’on ne pouvait savoir si elle regardait Maigret ou le comte, à cause de la dissymétrie de ses yeux.
— Vous ne voulez pas manger quelque chose ? Tenez ! J’ai été tellement bouleversée, quand on m’a dit… que je n’ai même pas pensé à changer de robe…
Elle s’était contentée de passer un tablier sur la robe noire qu’elle ne mettait que pour aller à la messe. Son chapeau était resté sur une table.
Maurice de Saint-Fiacre but un second verre de rhum, regarda Maigret comme pour lui demander ce qu’il devait faire.
— Allons ! dit le commissaire.
— Vous venez déjeuner ici ? J’ai tué un poulet et…
Mais les deux hommes étaient déjà dehors. Devant l’église, il y avait quatre ou cinq carrioles dont les chevaux étaient attachés aux arbres. On voyait des têtes aller et venir au-dessus du mur bas du cimetière. Et, dans la cour du château, l’auto jaune apportait la seule tache de couleur vive.
— Le chèque est barré ? questionna Maigret.
— Oui ! Mais il sera présenté demain.
— Vous travaillez beaucoup ?
Un silence. Le bruit de leurs pas sur la route durcie. Le frôlement des feuilles mortes emportées par le vent. Les chevaux qui s’ébrouaient.
— Je suis très exactement ce qu’on appelle un propre à rien ! J’ai fait un peu de tout… Tenez !… Les quarante mille… Je voulais monter une société de cinéma… Avant, je commanditais une affaire de TSF…
Une détonation sourde, à droite, au-delà de l’étang Notre-Dame. On aperçut un chasseur qui marchait à grands pas vers la bête qu’il avait tuée et sur laquelle son chien s’acharnait.
— C’est Gautier, le régisseur… dit Maurice. Il a dû partir à la chasse avant que…
Alors, brusquement, il eut une crise d’énervement, frappa le sol de son talon, grimaça, faillit laisser échapper un sanglot.
— Pauvre vieille !… grommela-t-il, les lèvres retroussées. C’est… c’est tellement ignoble !… Et ce petit saligaud de Jean qui…
Comme par enchantement, on découvrit celui-ci qui arpentait la cour du château, côte à côte avec le docteur, et qui devait lui tenir un discours passionné, car il gesticulait de ses bras maigres.
Dans le vent, on pouvait repérer, par instants, des odeurs de chrysanthèmes.
III
L’enfant de chœur
Il n’y avait pas de soleil pour déformer les images, pas de grisaille non plus pour estomper les contours. Chaque chose se découpait avec une netteté cruelle : le tronc des arbres, les branches mortes, les cailloux et surtout les vêtements noirs des gens venus au cimetière. Les blancs, par contre, pierres tombales ou plastrons empesés, bonnets des vieilles, prenaient une valeur irréelle, perfide : des blancs trop blancs, qui détonnaient.
Sans la bise sèche qui coupait les joues, on eût pu se croire sous une cloche de verre un peu poussiéreuse.
— Je vous reverrai tout à l’heure !
Maigret quittait le comte de Saint-Fiacre devant la grille du cimetière. Une vieille, assise sur un petit banc qu’elle avait apporté, essayait de vendre des oranges et du chocolat.
Les oranges ! Grosses ! Pas mûres ! Et glacées… Cela allongeait les dents, raclait la gorge mais, quand il avait dix ans, Maigret les dévorait quand même, parce que c’étaient des oranges.
Il avait relevé le col de velours de son pardessus. Il ne regardait personne. Il savait qu’il devait tourner à gauche et que la tombe qu’il cherchait était la troisième après le cyprès.
Partout, alentour, le cimetière était fleuri. La veille, des femmes avaient lavé certaines pierres à la brosse et au savon. Les grillages étaient repeints.
Ci-gît Évariste Maigret…
— Pardon ! On ne fume pas…
Le commissaire se rendit à peine compte qu’on lui parlait. Il fixa enfin le sonneur, qui était en même temps gardien du cimetière, poussa sa pipe tout allumée dans sa poche.
Il ne parvenait pas à penser à une seule chose à la fois. Des souvenirs affluaient, souvenirs de son père, d’un camarade qui s’était noyé dans l’étang Notre-Dame, de l’enfant du château dans sa voiture si bien carrossée…
Des gens le regardaient. Il les regardait. Il avait déjà vu ces têtes-là. Mais alors, cet homme qui avait un gosse sur les bras, par exemple, et que suivait une femme enceinte, était un bambin de quatre ou cinq ans…
Maigret n’avait pas de fleurs. La tombe était ternie. Il sortit, maussade, grommela à mi-voix, ce qui fit se retourner tout un groupe :
— Il faudrait avant tout retrouver le missel !
Il n’avait pas envie de rentrer au château. Là-bas, quelque chose l’écœurait, l’indignait même.
Certes, il n’avait aucune illusion sur les hommes. Mais il était furieux qu’on vînt salir ses souvenirs d’enfance ! La comtesse surtout, qu’il avait toujours vue noble et belle comme un personnage de livre d’images…
Et voilà que c’était une vieille toquée qui entretenait des gigolos !
Même pas ! Ce n’était pas franc, avoué ! Le fameux Jean jouait les secrétaires ! Il n’était pas beau, pas très jeune !
Et la pauvre vieille, comme disait son fils, était tiraillée entre le château et l’église !
Et le dernier comte de Saint-Fiacre allait être arrêté pour émission de chèque sans provision !
Quelqu’un marchait devant Maigret, le fusil à l’épaule, et le commissaire s’avisa soudain qu’il se dirigeait vers la maison du régisseur. Il crut reconnaître la silhouette qu’il avait vue de loin dans les champs.
Quelques mètres séparaient les deux hommes qui atteignaient la cour où quelques poules étaient blotties contre un mur, à l’abri du vent, plumes frémissantes.
— Hé !…
L’homme au fusil se retourna.
— Vous êtes le régisseur des Saint-Fiacre ?
— Et vous ?
— Commissaire Maigret, de la Police judiciaire.
— Maigret ?
Le régisseur était frappé par ce nom, mais ne parvenait pas à préciser ses souvenirs.
— On vous a mis au courant ?
— On vient de m’avertir… J’étais à la chasse… Mais qu’est-ce que la police ?…
C’était un homme petit, râblé, gris de poil, avec une peau sillonnée de rides fines et profondes, des prunelles qui avaient l’air de s’embusquer derrière d’épais sourcils.